Après deux romans remarqués, dont Les armées, le Colombien Evelio Rosero revient en force avec un roman publié à l’origine en 1987. La province avait été le cadre des récits déjà connus, cette fois, c’est dans les coulisses du pouvoir politique qu’il nous emmène. Juliana, fille d’un ministre d’un pays dont on n’apprendra le nom que dans les toutes dernières pages (la Colombie), observe sans fin les mystères multiples des adultes et les méandres troubles de la psychologie de sa préadolescente de copine.
Photo : El Colombiano/Éditions Métailié
Juliana a bien du mal à comprendre ce qui l’entoure, mais rien ne lui échappe. Son univers est la luxueuse maison familiale, vide la plupart du temps, en dehors de sa mère, portée sur la bouteille, et du chauffeur-garde du corps, très présent, lui, auprès de sa patronne. Ce sont aussi les visites à Camila, sa nouvelle amie, un peu plus âgée et infiniment plus délurée : elle a déjà visité le monde entier avec ses parents et ne manque pas de le faire remarquer. Juliana écoute, observe, elle est loin de tout comprendre dans ce spectacle qui lui est imposé.
L’espèce de combat que se livrent la mère et le chauffeur sur la table de la cuisine, les jeux secrets que lui propose Camila et qui sont souvent équivoques, le père ministre qu’elle voit plus souvent sur l’écran du téléviseur qu’à la maison, quel est le sens de tout cela ?
Camila est une fille fantasque, capable de passer des après-midi entiers à rester muette, d’inventer des jeux directement imités des films d’horreur dont elle fait une grande consommation ou de tenter des gestes qui flirtent avec un érotisme peut-être inconscient. Elle adore raconter longuement à sa copine ses confessions hebdomadaires dans lesquelles elle enchaîne les aveux dérangeants pour se régaler du malaise du curé, et dont elle semble espérer qu’ils pourraient un jour le tuer. Innocente ou perverse ? Juliana est incapable de se poser la question, tellement inconsciente, malgré son attirance pour « tout ça ».
Evelio Rosero est, lui, suffisamment diabolique dans sa façon de raconter pour parvenir à nous immerger dans cet univers glauque et parfois radieux, à faire du lecteur, sinon un participant à ces jeux souvent louches, du moins un proche de ces deux enfants pourtant si étrangères à son propre univers, si étrangères aussi à ce qui n’est pas elles-mêmes. Cette plongée dans ces noirceurs ne peut certainement pas être mise entre toutes les mains, elle est trop dérangeante, certains la trouveront choquante, mais, parmi ses multiples mérites, elle est et restera une création unique, difficilement comparable à quoi que ce soit, une œuvre hors norme, d’une opacité troublante, envoûtante.
Christian ROINAT
Juliana les regarde d’Evelio Rosero, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, éd. Métailié, 144 p., 20 €. Evelio Rosero en espagnol : Juilana los mira, ed. Anagrama / Los ejércitos / La carroza de Bolívar / Los almuerzos, ed. Tusquets. Evelio Rosero en français : Les armées / Le Carnaval des innocents, éd. Métailié.