Nommé en octobre 2017 directeur artistique du Festival international de théâtre classique d’Almagro, Ignacio García (Madrid, 1977) fête ses 40 ans avec le festival. Sous sa direction, le festival s’ouvre au monde pour promouvoir le patrimoine théâtral du Siècle d’or en y incluant la littérature et le théâtre créés à cette époque en Amérique latine. Nous reproduisons ici un entretien avec Ignacio García réalisé par Irène Sadowska.
Photo : Enrique VIII
Ce festival devient le croisement des regards sur le Siècle d’or depuis les cultures, langues et traditions théâtrales du monde. Sans aucun doute Ignacio García, avec sa vaste connaissance du théâtre classique et son expérience de la scène internationale, est l’homme providentiel pour le festival d’Almagro où il a travaillé comme metteur en scène et concepteur de musique, dans quatorze éditions en 20 ans.
Ta direction du festival d’Almagro représente-t-elle un changement radical de la philosophie des programmations ou s’agit-il simplement de les adapter à ton projet artistique ? Quelles sont les grandes lignes de ton projet ?
Ignacio García: Ce n’est pas tout à fait un changement radical, mais plutôt une réorientation résolue. Natalia Menéndez et son équipe ont fait un excellent travail en créant entre autres la Fondation du Festival, qui nous permet désormais une certaine indépendance de gestion. Le grand mérite de Natalia a été de laisser le festival sans déficit, et même dans une très bonne situation financière. Il y a des lignes impulsées par Natalia, comme l’ouverture au jeune public et aux nouveaux créateurs que nous allons maintenir absolument. Tout comme la présence de la Compañía Nacional de Teatro Clásico qui constitue un axe fondamental de la programmation, la participation du Musée national du théâtre avec des expositions, les Journées du théâtre classique de Castilla la Mancha organisées depuis 26 ans. Tout cela constitue une ligne patrimoniale.
Ce que je veux, c’est étendre la vision du Siècle d’or. Il y aura moins de Shakespeare et de certains autres auteurs étrangers pour donner plus d’espace aux auteurs autochtones. Par exemple, cette année, on va célébrer le 400e anniversaire de la naissance d’Agustín Moreto, un des plus importants auteurs du Siècle d’or, avec Lope de Vega, Calderón et Tirso de Molina. Agustín Moreto malheureusement reste aujourd’hui peu connu. Si nous à Almagro ne donnons pas un coup de projecteur sur son œuvre, personne ne le fera.
Je veux que le festival contribue à enrichir l’écosystème théâtral en proposant une diversité de regards, les nôtres et ceux des étrangers, sur les classiques, à travers diverses versions, qu’elles soient très modernes ou plus classiques, dramatiques ou comiques. Un autre de mes objectifs est d’étendre la connotation du Siècle d’or à la littérature mystique espagnole, unique au monde, à la littérature picaresque, à certains phénomènes artistiques espagnols qui ne sont pas purement théâtraux.
Un des grands défis de ton projet est de renforcer l’identité internationale du festival et sa présence dans le monde. Avec quels moyens et quelles stratégies vas-tu le réaliser ?
Le patronage du Festival m’a offert sa direction en connaissant ma trajectoire avec le répertoire classique espagnol à l’étranger et en me demandant de renforcer sa présence dans le monde. Pour y arriver, le festival doit proposer des choses que l’on ne peut pas voir dans d’autres festivals. Notre proposition est que, en quasi quatre semaines, le public puisse voir tout le Siècle d’or.
Cette année, on pourra voir des auteurs comme Calderón, Lope de Vega, Cervantès, Sor Juana de Inés, Agustín Moreto, Juan Ruiz Alarcón, Fray Luis de León, Santa Teresa, María de Zayas, pour certains peu connus et jamais représentés.
Je veux donner une vision très vaste de ce répertoire classique que nous partageons avec l’Amérique latine. De fait, l’Amérique latine va être un axe fondamental d’allers retours : des compagnies d’Amérique latine viendront à Almagro avec des productions de classiques du Siècle d’or, et réciproquement certaines productions du festival iront là-bas. Nous voulons susciter ainsi une réflexion sur ce que signifie la langue espagnole ici et là-bas. Comment parle-t-on l’espagnol au Mexique ? Comment déclame-t-on les vers de Lope de Vega ou de Calderón en Colombie, en Argentine ou au Pérou ?
Je veux que le Festival d’Almagro défende le patrimoine. Tout comme n’importe quelle compagnie dans le monde aspire à aller avec son Shakespeare à Stratford, n’importe quelle compagnie qui crée Moreto ou Calderón peut venir avec son spectacle à Almagro. C’est la meilleure façon de renforcer l’identité internationale du Festival. Cette année, nous présenterons le nouveau projet du festival et sa programmation en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Europe pour que les artistes, les compagnies, les journalistes et les spectateurs à l’étranger connaissent ses objectifs.
En quoi l’édition 2018 reflète-t-elle ton nouveau projet pour le festival ?
Je veux que cette première année soit très symbolique de l’esprit du festival. La présentation va coïncider avec le 400e anniversaire de naissance de Moreto. Nous donnons beaucoup d’importance aux liens très forts avec la Compañía Nacional de Teatro Clásico. Le prix du Festival sera plus étroitement lié avec le Siècle d’or. Je souhaite qu’en lisant le programme du festival les gens comprennent immédiatement que nous sommes dans l’espace hispanique des XVIe et XVIIe siècles, incluant les œuvres des auteurs qui ont écrit au Mexique, en Colombie, au Pérou. Par exemple, au Pérou, il y avait une littérature écrite dans un mélange d’espagnol et de quechua. Cela est aussi un patrimoine que nous voulons valoriser et faire découvrir.
Il s’agit d’inverser la direction de la colonisation. Pendant 500 ans, nous avons amené là-bas notre culture et notre théâtre. À la colonisation nous allons substituer le dialogue d’égal à égal. Par exemple cette année avec la Colombie, premier pays invité qui aura une présence très importante : spectacles de théâtre, concerts, expositions, livres. De sorte que le public pourra avoir une vision plus panoramique et profonde de la culture colombienne. Chaque année nous inviterons un autre pays latino-américain en ouvrant ainsi les frontières et en créant des ponts culturels.
Tu es un metteur en scène prolifique qui ne cesse de multiplier chaque année ses travaux en Espagne et à l’étranger. Comment vas-tu concilier les responsabilités de directeur du Festival d’Almagro avec tes engagements de metteur en scène ? Vas-tu t’impliquer dans la programmation du festival en mettant en scène une pièce ?
Obligatoirement, j’ai dû annuler plusieurs de mes mises en scène au Mexique, en Jordanie, en Finlande. Je vais faire moins de mises en scène maintenant, en particulier des projets ayant à voir avec le Siècle d’or, en profitant de mon travail en dehors de l’Espagne pour me faire l’ambassadeur du festival. Par exemple, les liens et les contacts que nous avons avec les théâtres et les festivals en Amérique latine résultent de mon travail pendant plusieurs années là-bas. Quant à mettre en scène une pièce dans le cadre de la programmation du festival, pour le moment nous n’avons pas de moyens pour produire nos propres spectacles.
Comment ton travail à l’étranger va-t-il renforcer l’impact international du festival ?
En continuant à faire des spectacles avec des textes du Siècle d’or dans d’autres pays, il est probable que certains d’entre eux pourront venir à Almagro, de même que certains spectacles du Siècle d’or créés par d’autres metteurs en scène. Nous avons également des projets communs avec des théâtres et des festivals à l’étranger, par exemple en Pologne, au Portugal, en Estonie. Il y a des projets de création de textes du Siècle d’or dans plusieurs pays : aux États-Unis, en Angleterre, au Mexique, en Argentine, en Inde, que j’aimerais relier avec notre festival en les faisant venir à Almagro.
Le spectacle El Quijote Kathakali que j’ai fait en Inde avec les acteurs autochtones, une coproduction avec le Festival d’Almagro, va aller cette année au festival de Guanajuato. Nous sommes en train de faire avec plusieurs festivals du monde un accord de collaboration, de sorte qu’une partie de la programmation d’Almagro soit présentée dans ces festivals.
Mon ambition est de faire du Festival d’Almagro un point névralgique du théâtre du Siècle d’or où vont converger et se croiser les différentes visions et lectures des classiques depuis des cultures très diverses. J’ai parlé avec une magnifique metteur en scène australienne sur une possibilité de faire Fuente Ovejuna de Lope de Vega avec les aborigènes australiens.
Les spectateurs locaux représentent une partie importante du public du festival. Les municipalités de la région ont développé, avec le festival, une politique en faveur du théâtre. La dernière édition du festival, sous la direction de Natalia Menéndez, avait comme devise « respirer le théâtre », ce qui veut dire aussi impulser au festival un nouveau souffle en intensifiant les relations avec son public, en particulier celui de proximité…
Almagro reflète les transformations des municipalités à travers la culture. Le festival leur a apporté une richesse immatérielle et spirituelle énormes. Les adultes et les enfants des autres villes et villages de la Mancha ont vécu ensemble depuis 40 ans avec les acteurs, ont pu voir chaque soir un spectacle différent et rencontrer dans les rues des artistes internationaux comme Vanessa Redgrave, Michel Piccoli, des acteurs de la Comédie-Française, du Piccolo Teatro de Milan, de la Royal Shakespeare Compagny ou de la Schaubühne. C’est impressionnant que par cette petite ville ait du passer tant de personnalités du théâtre mondial. C’est pour cela que ce public est fondamental. Notre offre est très globale et très éclectique avec des spectacles nationaux, internationaux, mais aussi des groupes de théâtre ou de musique régionaux. De sorte que les artistes et les spectateurs étrangers peuvent découvrir notre culture populaire.
Nous allons envahir toute la ville : places, rues, jusqu’à la piscine municipale, avec des spectacles, livres, lectures publiques de textes du Siècle d’or. Qu’on puisse entendre des vers de Cervantès, de Tirso, de Sor Juana dans les marchés et dans d’autres lieux de la ville. Un appui de la Deputación Provincial de Ciudad Real qui, comprenant que Festival à Almagro est un privilège que les autres villes n’ont pas, aide non seulement aux déplacements des habitants de ces villes au Festival mais aussi l’achat de billets de théâtre. Plusieurs acteurs, auteurs, créateurs de lumière, sont originaires de La Mancha. Nous souhaitons que cela soit aussi une raison d’orgueil local.
Le festival offre non seulement une grande diversité de lectures et d’approches scéniques des classiques mais aussi une perspective sur l’évolution des regards sur le Siècle d’or. En ce sens, il est à la fois une mémoire du théâtre et la « fabrique » du présent et de l’avenir, avec de nouvelles propositions scéniques. Vas-tu réserver plus de place à ces propositions novatrices, parfois polémiques, provocatrices ?
Sans doute. Je souhaite que les approches des classiques soient très diverses et très contemporaines, qu’on fasse par exemple Calderón avec du hip-hop ou avec la musique et la danse, ou que quelqu’un danse sur les poèmes de Sor Juana Inés. De fait, le théâtre du Siècle d’or est un spectacle intégral, comme le baroque français, où la musique, le chant et les paroles forment un tout.
Ce qui est intéressant, c’est la confrontation de regards différents : contemporains et plus classiques, sur notre patrimoine. Par exemple, la Compañía Nacional de Teatro Clásico vient cette année avec six productions dont certaines sont des traitements assez osés de ce répertoire. De Colombie viennent des versions très tropicales de Cervantès, de Calderón et de San Juan. Je crois que Almagro est très représentatif des transformations qu’a vécu notre pays durant les quarante dernières années sur le plan politique, social et culturel.
Irène SADOWSKA
Notes
Né en 1977 à Madrid, Ignacio García, formé à l’École royale supérieure d’art dramatique à Madrid, a débuté comme metteur en scène en 1996 au théâtre en montant les œuvres des grands classiques espagnols et étrangers ainsi que de nombreux auteurs contemporains comme Max Aub, Enrique Javier Poncela, José Bergamin, José Luis Alonso dos Santo, Ernesto Caballero, et pour les auteurs étrangers Machiavel, Shakespeare, Kataiev, Oscar Wilde, Dario Fo et d’autres. Dans le champ du théâtre lyrique, il a monté plus de trente opéras du répertoire depuis Monteverdi, Verdi, Puccini, Donizetti, Rossini, Massenet jusqu’à Stravinski, a fait cinq créations mondiales d’opéras entre autres Orfeo de Jesús Rueda et Un parque de Luis de Pablo, et a mis en scène plusieurs œuvres du répertoire de la zarzuela. Il est probablement le metteur en scène espagnol le plus voyageur, partageant en permanence son travail entre l’Espagne et des théâtres et opéras dans de nombreux pays du monde sur presque tous les continents.