Manuel de la Escalera (1895-1994), né à San Luis Potosí de parents espagnols, revenu en Espagne entre 1906 et 1910 avant de repartir pour le Mexique, puis la France et de regagner l’Espagne jusqu’à sa mort à 99 ans, a été cinéaste, sculpteur, fondateur et animateur de ciné-clubs et, dans la dernière partie de sa vie, traducteur de l’anglais. Peut-il être considéré comme un écrivain latino-américain alors qu’il était espagnol, bien que né au Mexique, et qu’il n’a que très peu écrit ? Peu importe, Mourir après le jour des Rois est un œuvre assez exceptionnelle qui témoigne de la barbarie dans l’Espagne catholique, apostolique et romaine du général Franco.
Photo : Club de Traductores Literarios de Buenos Aires/éd. Christian Bourgois
Être condamné à mort et attendre son exécution, subir un interminable enfermement, raconter sa captivité, décrire ses compagnons d’infortune, le moral qui tient bon ou qui chute brusquement, cela a déjà donné lieu à de très grands textes : Le dernier jour d’un condamné de Victor Hugo, le témoignage de Carlos Liscano ou le sublime Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski. Encore inconnu en France, voici leur égal, écrit en cachette par un artiste à plusieurs facettes condamné à mort par un tribunal franquiste, puis gracié.
Manuel de la Escalera a passé vingt-trois ans enfermé, entre 1937 et 1962. Il a 50 ans au moment où il attend l’exécution prochaine, qui doit intervenir un peu après le Jour des Rois, après la trêve de Noël pendant laquelle on suspend toute exécution. Il a une vision sereine de sa situation. Pour fêter Noël (« seul le vin fut un peu limité »), ceux qui n’ont plus que quelques jours d’espérance de vie rient et organisent un véritable banquet. Il faut tout oublier et la pudeur de chacun est de rigueur.
Les jours passent, du 15 décembre 1944 à la mi-janvier. Les souvenirs se mêlent au quotidien : comment Manuel est arrivé à ce cachot d’Alcalá de Henares, sa vie clandestine à Madrid et Barcelone, son arrestation dans les Asturies, les tortures. Il n’aime pas les fioritures, son témoignage est brut, sincère. Sans le moindre pathos, il décrit les sinistres sous-sols de la Direction Générale de la Sécurité, le tristement célèbre bâtiment à la tour de l’horloge de la Puerta del Sol, les moments de confrontation avec ceux qui interrogent les « rouges ».
À Alcalá, c’est l’interminable attente du moment où, en pleine nuit, on vient chercher ceux pour qui c’est la fin. Qui vient-on emmener ce matin ? Manuel de la Escalera, par le dépouillement de son style, fait ressortir la dignité de ces hommes qui font tout pour se montrer à la hauteur de leurs idées. La vraie noblesse espagnole : « Adieu, les amis » sont à peu près les seuls mots entendus dans le noir, avec quelques « Vive l’Espagne ! ». La lumière du jour naissant après ces moments d’angoisse et d’horreur est « le don de ceux qui vivent ».
Le journal ayant dû être interrompu par prudence, l’auteur a rajouté plus tard, une fois enfin libéré, quelques portraits des compagnons condamnés croisés en prison et un récit d’évasion. Tous présentent les mêmes qualités de sobriété, de profondeur et d’honnêteté. Il montre une réalité très particulière mais hélas universelle qu’il est indispensable de faire connaître inlassablement.
Christian ROINAT
Mourir après le jour des Rois de Manuel de la Escalera, traduit de l’espagnol (Mexique) par Marie-Blanche Requejo Carrió, éd. Christian Bourgois, 208 p., 15 €.
Manuel de la Escalera en espagnol : Muerte después de Reyes, éd. Akal, Madrid et éd. Forma, Madrid.