Le titre de cet ouvrage pourrait laisser penser qu’il ne concerne que les Chiliens et tous ceux qui s’intéressent à ce pays de l’Amérique Latine. En vérité, ce livre s’adresse à tous ceux qui sont concernés par les ravages causés par le néolibéralisme dans le monde. Car le Chili est bel et bien un laboratoire où le néolibéralisme mène des expériences qui, par suite, pourront servir dans le monde entier. Ce livre trouve son point de départ dans un colloque qui a eu lieu à Grenoble en 2013 : Chili actuel. Gouverner et résister dans une société néolibérale (1998-2013).
Photo : L’Harmattan
Ce livre est la preuve que la recherche universitaire en sciences sociales peut, tout en poursuivant un idéal d’objectivité, éviter la neutralité axiologique. Les recherches qui nous sont présentées nous éclairent sur les logiques du néolibéralisme et en même temps donnent à voir les possibles failles, les brèches, qui permettent d’y résister. Ainsi, il ressort de la lecture de ce livre que, malgré le fait que le néolibéralisme au Chili a envahi tous les domaines de la société, sans exception, il y a des signes de révolte, des formes de résistance qui se font jour, et donc, qu’on peut considérer qu’il n’est pas une fatalité, que l’on peut et que l’on doit y résister.
Le système néolibéral a été imposé au Chili de manière sanglante par la dictature des militaires inaugurée par le coup d’État de 1973, dont le général Pinochet est la figure emblématique. Pour cela, elle a détruit les syndicats et les partis politiques. Ensuite, la dictature a modifié ad hoc la loi du travail de sorte à laisser le champ libre aux politiques néolibérales. Avec le départ de Pinochet et l’arrivée des gouvernements de la Concertation (centre-gauche), on aurait pu espérer que les choses allaient changer. Hélas, il n’a pas fallu longtemps pour s’apercevoir que tous ces espoirs étaient mal placés : tous les gouvernements post-dictature de 1990 à nos jours ont poursuivi, voire intensifié les politiques néolibérales. « Ces coalitions gouvernementales sont notamment accusées d’avoir prolongé et approfondi les programmes de privatisation et de marchandisation des services publics (éducation, santé, système de retraites, ressources et énergies, code du travail, etc.) et multiplié les traités de libre-échange. » (p. 13)
Dans la première partie de l’ouvrage intitulée « Résistances collectives au gouvernement néolibéral », le syndicalisme est analysé. Il apparaît qu’il a perdu beaucoup de son importance si on le compare avec la période avant le coup d’État. Cependant, des signes d’une renaissance sont perceptibles. Dans cette section sont aussi analysés les mouvements qui ont surgi à la suite des catastrophes de 2010 et 2014 : tremblements de terre, tsunami et incendie de Valparaíso. Il s’agit surtout du mouvement des pobladores.
Il faut remarquer le troisième chapitre, consacré à la résistance mapuche, car il est vrai que ce peuple résiste depuis l’époque de la dictature – en vérité depuis l’arrivée des espagnols ! – et il a sans doute été le seul groupe qui se soit opposé de manière résolue aux politiques néolibérales. Les gouvernements post-dictature, pour essayer de contrecarrer son action, lui ont appliqué les lois antiterroristes de Pinochet ; plusieurs de leurs dirigeants sont actuellement en détention. Le quatrième est également très intéressant car il analyse ce qui souvent fait défaut dans l’analyse politique : il s’intéresse aux émotions, et ici, celles du mouvement étudiant. L’article s’interroge sur la question du passage de la contestation à l’acte violent.
La deuxième partie du livre est consacrée aux subjectivités et aux identités. Sont analysées les résistances développées par les travailleurs intérimaires et précaires, en sous-traitance. Il ressort de ces analyses que la demande la plus importante des travailleurs précaires du secteur forestier est la reconnaissance : la reconnaissance de leur humanité. Ce point doit être souligné car il montre de manière décisive que dans la logique néolibérale, il n’y a plus d’hommes : il y a seulement des marchandises.
Dans cette section est aussi analysée l’image des femmes dans la littérature à partir de deux romans : El Desierto (2005) de Carlos Franz, et Trinidad (2007) de Jorge Baradit. Il est surtout question ici de la mémoire, surtout de la période de la dictature, et de la manière dont celle-ci a tenté de ramener les femmes à leur « rôle ancestral » et aussi de briser leurs tentatives d’émancipation qui ont vu le jour pendant la période de l’Unité Populaire. La ville de Santiago, ville néolibérale globale, y est analysée du point de vue de la mobilité : comment les gens conçoivent leur déplacement et les transports à Santiago. Il est notamment question du Transantiago.
La troisième partie s’intéresse aux logiques néolibérales dans l’action publique. Un premier chapitre dresse le portrait du Parti Socialiste chilien d’aujourd’hui ; un parti qui semble avoir abandonné toute perspective émancipatrice et a succombé aux sirènes néolibérales. Un chapitre est notamment consacré à la question du genre ou plutôt comment les politiques actuelles, menées par les gouvernements post-dictature, ont dilué la question du genre en lui ôtant tout le potentiel contestataire. Dans cette partie de l’ouvrage, il y a également un article très intéressant sur le système scolaire imposé par le système néolibéral. Dans cette étude, il est montré comment le système rend les élèves en difficulté seuls responsables de leur propre échec, comme si la réussite ou l’échec du processus éducatif était de leur seul ressort. Enfin, un dernier chapitre s’intéresse au projet HydroAysén. Ce projet finalement abandonné (définitivement ?) en 2015, menace de catastrophe écologique et sociale la région d’Aysén, la Patagonie.
Le livre se termine avec une postface due à Sergio Grez Toso où celui-ci soutient que la seule manière de sortir de la spirale néolibérale est la convocation d’une Assemblée Constituante. Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle de novembre 2017, qui donnent à Beatriz Sánchez Muñoz du Frente Amplio 20,27 % des voix, est à ce titre encourageant, car elle est arrivée en troisième position, déjouant tous les pronostics ; elle suit de très près le candidat de la « gauche » au pouvoir, Alejandro Guillier, qui est arrivé deuxième avec 22,70 %.
Plusieurs contributions sont en espagnol, ce qui doit être souligné car dans le domaine scientifique, c’est plutôt rare, étant donné l’impérialisme de la langue anglaise. Il faut certes étudier le néolibéralisme, mais il faut surtout le combattre. En lisant ce livre, on peut affirmer que bien le comprendre, c’est déjà une manière de résister.
Eduardo P. LOBOS
Antoine Faure, Franck Gaudichaud, Maria Cosette Godoy H., Fabiola Miranda P. et René Jara R. (dir.), Chili Actuel : Gouverner et résister dans une société néolibérale, L’Harmattan, 2017, 280 p.