Le 1er décembre 2017, le poète chilien Raúl Zurita poste sur sa page Facebook une harangue publiée dans le journal The Clinic ce même jour. Dans un style rappelant certaines envolées de « El sermón de la montaña » (1971), premier poème de l’auteur paru avant la dictature, de poèmes de la série « Pastoral de Chile » de son recueil Anteparaíso (1982) ou des Poemas militantes (2000), le poète, à travers l’évocation des heures sombres de la dictature, invite à voter pour le candidat de gauche Alejandro Guillier au second tour des élections présidentielles (1).
Photo : Raúl Zurita/El País, Pepe Olivares
« La droite, cette même droite qui ensanglanta le Chili, celle-là même qui spolia l’État, cette même droite qui démantela l’éducation nationale pour faire de l’éducation un commerce, qui détruisit la santé pour tirer profit de la santé privée, qui détruisit le système de retraite par répartition et installa la méga arnaque des AFP (2) qui exproprie l’argent des travailleurs pour qu’un petit nombre obtienne des bénéfices dépassant l’imagination et dont la seule rétribution a été de restituer à ces millions de travailleurs et travailleuses des pensions misérables, cette droite qui, en outre, vit à peine ses intérêts menacés n’hésita pas à imposer la plus atroce des dictatures, cette droite, cette droite-là que vous combattez, est aujourd’hui en fête ; elle a recueilli la plus inattendue des déclarations de soutien : la déclaration du Frente Amplio (3).
Dans cette déclaration vous avez considéré que le triomphe de la droite, de cette droite-là, représente seulement « un recul », vous lavant aussitôt les mains en une déclaration trop facile disant que vous n’êtes pas maîtres des votes… Comme c’est simple, dans un conte pour enfants ça pourrait passer, mais vous, vous n’êtes pas des enfants, vous êtes des dirigeants, et cela n’est pas un jeu, mais le moment le plus crucial de la post dictature. Ce qui est mis sur le tapis ce ne sont pas les quatre prochaines années, ce qui est en jeu c’est l’âme, la part la plus intime de notre pays. Est en jeu dans sa signification la plus profonde et vaste le futur, le visage qu’aura le Chili les cent prochaines années et personne, vous encore moins, ne peut prendre à la légère l’humanité qui ici est exposée. Ce ne sont pas seulement quatre ans, ce sont les cent prochaines années, et la lutte actuelle est décisive, mais si eux gagnent la partie, eux dont nous ne voulons pas, ce ne seront pas quatre ans, ne vous y trompez pas. N’allez pas croire que passé ce « recul » c’est vous qui serez là pour y remédier. Ne répétons pas l’erreur historique de sous-estimer le véritable ennemi. Ne les laissez pas vous voler votre avenir, ne permettez pas que nous, vos parents, mourions dans un pays gouverné par ceux-là mêmes qui nous décimèrent, nous exilèrent, nous tuèrent.
Et parce qu’est en jeu non seulement le futur mais aussi le passé, ne leur offrez pas la première victoire de la grande bataille qui approche et pour laquelle vous n’aurez pas d’autre arme que la fierté de votre propre histoire, ne soyez pas absents de cette histoire qui commence. Car la déclaration qui est la vôtre n’est pas un appel à la liberté de vos électeurs ni au respect de leur autonomie, mais concrètement, c’est un soutien à la droite qui vous place non pas dans l’avant-garde lumineuse de la révolution, mais dans les tranchées les plus obscures des réactionnaires. En n’appelant pas explicitement, clairement à voter pour Alejandro Guillier, ce que vous faites c’est offrir votre vote à la repénalisation de l’avortement, c’est offrir votre vote à l’éducation comme bien de consommation et non comme un droit, c’est offrir votre vote aux universités comme entreprise lucrative, c’est offrir votre vote non pas à la fin des AFP mais à leur expansion maximale ; c’est offrir votre vote non pas à une santé égalitaire et digne pour tous mais à sa privatisation totale, c’est offrir votre vote à l’élimination des impôts pour les plus puissants, c’est offrir votre vote à ceux qui sont contre le mariage pour tous, c’est offrir le vote à la criminalisation des minorités sexuelles, des peuples indiens et des migrants, c’est offrir votre vote à la militarisation de l’Araucanie (4).
Alors tous ensemble aux tranchées, pour défendre les acquis et réentreprendre la tâche infinie de construire une société et un monde digne de l’univers dans lequel il nous a été donné de vivre, ne déshonorons pas nos défunts, ceux qui luttèrent jour après jour, sans ostentation, avec dignité et simplicité pour en finir avec la dictature, pour qu’un jour vous surgissiez avec vos nouveaux cris et consignes, pour qu’un jour puisse exister un Frente Amplio. C’est ce passé qui vous invite à l’avenir.
Ne permettons pas qu’ils gagnent. Corrigez, compagnons, amis, fils, camarades, votre déclaration, et partons ensemble, vous avec vos nouveaux drapeaux et rêves, nous avec nos souvenirs, nos vieux poèmes, nos limitations et nos défaites, en lutte pour la dignité inaliénable de la vie de tous. L’histoire vous attend. Tous à vos postes de combat. Tous vos votes pour Guillier. »
Traduit par Benoît SANTINI
Maître de conférences, université du Littoral Côte d’Opale
et Laëtitia BOUSSARD
Professeur agrégée, chercheuse indépendante et traductrice
[1] Les deux tours ont lieu le 19 novembre et le 17 décembre 2017. À la suite du premier tour, les deux candidats en lice sont Alejandro Guillier et Sebastián Piñera.
[2] Système de pensions de retraites hérité de la dictature de Pinochet.
[3] Coalition réunissant une douzaine de partis et mouvements de gauche. Ses principaux leaders sont deux anciens dirigeants des mobilisations étudiantes de 2011.
[4] IXe région du Chili, dont la capitale Temuco est située à 670 km de Santiago. Cette région compte une importante population mapuche.