Un juge argentin veut arrêter l’ancienne présidente Cristina Kirchner sous l’accusation de « trahison à la patrie »

Le juge Claudio Bonadio a demandé la levée de l’immunité parlementaire de la sénatrice et ancienne présidente Cristina Kirchner sous l’accusation de « trahison à la Patrie » pour avoir signé un Mémorandum d’entente avec l’Iran qui aurait permis à des juges argentins d’interroger en Iran cinq personnes accusées d’avoir organisé l’attentat contre la mutuelle juive de Buenos Aires.

Photo : Claudio Bonadio/infobae.com

L’attentat

Le 18 juillet 1994, une voiture-suicide explosait devant l’AMIA (Asociación Mutual Israelita Argentina), une mutuelle juive, faisant 85 morts et 300 blessés. En 2001, l’enquête s’est d’abord dirigée vers une « connexion locale » : des policiers auraient livré camionnette et explosifs à un groupe syrien. Accusés et condamnés, plusieurs policiers firent huit ans de prison puis libérés car innocents. On découvre alors que les autorités de l’époque avaient payé un homme 400 000 dollars pour faire de fausses déclarations. Ces autorités étaient l’ancien président Carlos Menem, le juge Juan Galeano en charge du dossier dès 1994, et l’ancien ministre de l’Intérieur Carlos Corach. Un procès s’est ouvert contre eux accusés de « dissimulation de preuves en tant que représentants de l’État argentin ». Le 13 septembre 2004, un procureur spécial pour le dossier est nommé par le président Néstor Kirchner, Alberto Nisman. Le magistrat Claudio Bonadio est chargé de l’instruction mais vite déchargé de l’affaire « pour manque d’impartialité ».

L’Argentine accuse l’Iran

En 2006, le gouvernement de Cristina Kirchner, sur la foi d’informations provenant des services secrets des États-Unis et d’Israël, accuse l’Iran d’avoir conçu l’attentat et de l’avoir fait réaliser par le Hezbollah. L’Argentine demande à Interpol de mettre une alerte rouge sur six hauts fonctionnaires iraniens et d’émettre contre eux un mandat d’arrêt international. L’Iran (comme l’Argentine, le Brésil, l’Allemagne ou la France) n’extradant pas ses citoyens, la demande d’extradition envoyée à Téhéran aboutit à une fin de non-recevoir.

Un Mémorandum pour débloquer l’enquête

En 2013, la présidente Cristina Kirchner signe un Mémorandum d’Entente avec l’Iran, qui permettrait à deux juges argentins (Alberto Nisman et le juge Canicoba Corral) de se rendre en Iran pour interroger les accusés sur place. Le 21 février 2013, le sénat ratifie le Mémorandum, suivi par la Chambre des députés 15 jours plus tard. Cet accord était supposé faciliter l’enquête et permettre d’avoir accès aux accusés iraniens. De son côté, l’Iran pensait que le Mémorandum allait permettre de lever les alertes rouges contre ses fonctionnaires. Devant le refus du gouvernement argentin de les lever, il déclare le Mémorandum nul et non avenu.

L’accusation du procureur Nisman

En 2014, 20 ans après les faits, le procureur Alberto Nisman n’a toujours pas trouvé de preuves contre les Iraniens et refuse d’envisager d’autres pistes. Plusieurs associations de familles des victimes dénoncent son inaction. Alors qu’il est en vacances en Espagne avec sa fille en janvier 2015, le procureur revient en catastrophe en Argentine pour accuser la présidente Cristina Kirchner et son ministre des Affaires Étrangères, Héctor Timerman, d’avoir signé le Mémorandum pour protéger les responsables iraniens. Il affirme qu’il apportera des preuves lors d’une réunion avec une commission parlementaire, mais il est découvert mort à son domicile la veille de la session.

Meurtre ou suicide ?

Les résultats d’une enquête menée par plusieurs légistes de la Cour suprême et de criminalistes de renom indiquent qu’il « n’y a pas eu interventions de tierces personnes » dans la mort du procureur, autrement dit qu’il s’est suicidé. Mais depuis l’arrivée du président Macri au gouvernement, le pouvoir judiciaire a changé de position : selon la Gendarmerie qui a repris le dossier, « le procureur a été assassiné par deux hommes ». Pour le moment, elle n’apporte aucune preuve ni indication du comment et par qui. On attend donc les preuves.

Cristina Kirchner, « traître à la Patrie » ?

L’accusation est forte. En droit, la trahison est un terme utilisé en période de guerre pour « collusion avec l’ennemi ». Le juge Bonadio accuse les fonctionnaires qu’il a fait arrêter de « collaboration avec l’ennemi ». Lorsqu’on lui fait remarquer que l’ancien secrétaire-général d’Interpol, Ronald Noble, a déclaré devant la justice que le gouvernement Kirchner n’a jamais demandé la levée des alertes rouges, Bonadio répond que « Noble a collaboré aux actes de dissimulation » du gouvernement Kirchner… Du côté de l’ancien gouvernement, on maintient le cap : le Mémorandum, voté et soutenu par le Congrès, était destiné à faire avancer un dossier immobile depuis au moins 10 ans. Pour le gouvernement actuel, il s’agissait de protéger les assassins… Plusieurs autres personnalités du gouvernement Kirchner viennent d’être arrêtées sur les mêmes accusations. Députés et sénateurs s’étaient donc si profondément trompés lorsqu’ils avaient voté l’accord ? Sont-ils tous coupables de trahison également ?

Le juge Rafecas accusé de « fraude »

Après le décès du procureur Nisman, le dossier de ses accusations est remis au juge fédéral Daniel Rafecas. Celui-ci décrète « qu’il n’y a, dans les écrits du procureur Nisman, rien qui entre dans le cadre d’une action pénale », et classe le dossier. Sa décision est validée par la Chambre Fédérale de justice puis par un procureur de la Chambre de Cassation. Aujourd’hui, Rafecas est convoqué par la Commission de discipline et d’accusation du Conseil de la magistrature, accusé par la députée Elisa Carrió, proche du président Macri, et par le parti officiel Cambiemos de « sentence frauduleuse, de contenu politique » ! Le juge réplique qu’il a « jugé en tant que magistrat et qu’il ferait de même si c’était à refaire car une décision politique n’est pas un délit ».

Et maintenant ?

La demande de levée de l’immunité parlementaire effectuée par le juge Claudio Bonadio doit d’abord être analysée par la Commission des Affaires Constitutionnelles du Congrès. Le sénat doit ensuite se réunir avant 60 jours pour prendre une décision. Pour que l’immunité soit levée, il faut que les deux tiers du sénat l’approuvent. Or le sénat n’étant pas encore constitué, les élections législatives n’ayant eu lieu qu’en octobre dernier, et les congés du pouvoir judiciaire commençant début janvier, l’étude du dossier ne commencera vraisemblablement pas avant mars 2018. Les accusés resteront-ils en prison jusqu’à cette date alors qu’ils n’ont même pas encore été entendus ?

Les réactions

Pour les opposants au gouvernement Macri, « derrière les mesures judiciaires du juge Bonadio se cachent des questions politiques » : il s’agit de détourner l’attention de la population des augmentations gigantesques des tarifs d’eau, de gaz et d’électricité, de la réduction de la pension des retraités, des fermetures d’entreprises, de la mauvaise gestion officielle de l’affaire du sous-marin disparu, etc. Plusieurs analystes dans les journaux argentins dénoncent « la judicialisation de la politique ». Pourra-t-on un jour s’opposer politiquement au gouvernement sans risquer la prison ? se demande le journaliste Washington Uranga.

La vraie question

La question que posent plusieurs analystes, juristes, politiques et militants est la suivante : le pouvoir judiciaire peut-il transformer des décisions de politique gouvernementale approuvées par le Congrès national en délit de « trahison à la Patrie » menant à des peines de prison ? C’est tout le fondement de la démocratie qui est en jeu…

Jac FORTON