Présidentielles au Chili : fin de la transition démocratique et percée de Frente Amplio

Une page de l’histoire chilienne a été tournée dimanche 19 novembre 2017. Sebastián Piñera, le candidat des droites, est poussivement arrivé en tête de la présidentielle, avec 37 % des suffrages exprimés. Il avait déjà été élu de 2010 à 2014. Il était alors le représentant d’une droite présentable, sans compromission avec la dictature. Il avait même participé, laissait-il dire, à des manifestations contre le général-président Augusto Pinochet. Mais ce qui était un atout en 2010, l’est-il encore en 2017 ? Pour lui, comme pour son adversaire de centre gauche, Alejandro Guillier, soutenu par la présidente sortante, Michelle Bachelet ?

Photo : El Líbero

La consultation du 19 novembre acte un changement d’époque. L’anti-pinochétisme ne fait plus recette. De 1989 à 2013, bon an mal an, il a donné le pouvoir à une coalition de formations réformistes unies par le souvenir de combats menés en commun pendant la dictature. Les formations de la « Concertation » avaient négocié les conditions de la transition et accepté comme pour toute tractation de ce type, des compromis avec les partisans de Pinochet, civils et surtout militaires. Les Chiliens, conscients de la difficulté de l’exercice, avaient sanctionné dans les urnes ces accords transitionnels. Démocratie chrétienne (DC), Parti Pour la Démocratie (PPD), Parti socialiste (PSCH), Parti radical social-démocrate (PRSD), ont gagné les élections de 1989, 1993, 1999-2000, 2005. Puis celles de 2013 dans la « Nouvelle Majorité » avec le Parti communiste.

Ces alliances peinaient de plus en plus à se perpétuer. Dès 2010, des élus socialistes l’ont abandonné. Le député socialiste Marco Enríquez Ominami a le premier claqué la porte de la Concertation. Il a mené bataille aux présidentielles de 2009 et 2013 au nom d’une formation qui, bien qu’improvisée, a obtenu un succès inattendu. DC, PPD et PS sont entrés en phase de conflits internes latents et permanents. Au point d’arriver à la veille des présidentielles de 2017 en ordre dispersé et concurrentiel. La DC a rompu le contrat et décidé de présenter une candidate, Carolina Goic. Le PPD, après un baroud d’honneur de l’ex-président Ricardo Lagos, a renoncé. Un socialiste dissident, Alejandro Navarro, a lancé sa candidature présidentielle, sans l’aval de sa formation d’origine. Et finalement un indépendant, sans affiliation partisane, le journaliste Alejandro Guillier, a par défaut porté les couleurs de Fuerza de la Mayoria, appellation de l’Union entre le PC, le PPD, le PS et le PRSD. Il a obtenu 22,6 % des suffrages exprimés, le seuil minimal lui permettant d’accéder au deuxième tour.

L’élément le plus novateur aura été la candidature d’une journaliste sans passé politique connu. Et le plus surprenant est que Beatriz Sánchez (c’est son nom) ait recueilli, sous l’étiquette Frente Amplio, plus de 20 % des suffrages exprimés. Elle a réussi à capter un électorat jeune, né avec la démocratie, et ayant depuis quelques années signalé une impatience sociale montante à l’égard des majorités de culture transitionnelle. En 2014, faute de perspective porteuse, leurs porte-paroles, étudiants pour la plupart, avaient rallié le PC et le centre gauche. Ils ont en 2017 exclu cette éventualité et lancé une option aux référents indignés de type « podemiste » à l’espagnole. Cette poussée contestataire est doublement révélatrice. Révélatrice de l’acquis social des gouvernements de la « Concertation », le recul de la pauvreté : 50 % depuis 1989. La couverture de base est assurée. Mais les anciens pauvres veulent des services publics, des universités, des hôpitaux, accessibles à tous, et de meilleure qualité. Révélatrice aussi de revendications démocratiques exigeantes. Les jeunes électeurs nés sous la démocratie n’ont que faire des prudences de leurs ainés. Faute de réponse satisfaisante à leurs attentes, très souvent ils mettent les générations plus âgées, « démocrates » comme « pinochétistes », dans le même sac.

Faute d’aggiornamento, l’espace progressiste a donc implosé en candidatures antagonistes. Ce qui rend les additions hasardeuses pour le deuxième tour. L’abstention est devenue majoritaire, passant de 49 % en 2013 à 53,5 % en 2017 avec une pointe à 65 % dans le nord du pays. Les sondeurs se sont heurtés à une réalité qui ne cadre plus avec les comportements antérieurs. L’institut CEP donnait Sebastián Piñera, le candidat des droites à 44 %, et Beatriz Sánchez à 8,5 %. Adimark, société concurrente, les donnait respectivement à 33 % et 11 %. Le résultat des législatives qui se déroulaient le même jour confirme cette rupture historique. La coalition des droites Chile Vamos a sensiblement accru le nombre de ses députés. Ils étaient 43, soit 35,8 % du total ; ils seront désormais 71,  soit 46 % du total. La coalition Frente Amplio fait une percée. L’ex « Nouvelle Majorité » a fait les frais de ce double mouvement. Elle a perdu la majorité qu’elle détenait jusque-là au Congrès des députés. Plusieurs de ses chefs historiques ont été éliminés par les électeurs : les démocrates chrétiens Andrés Zaldívar, Juan Carlos Latorre et Ignacio Walker ; les socialistes Camilo Escalona et Osvaldo Andrade ; les PPD, Gonzalo Navarrete et Jorge Tarud. 50 % des élus sont des nouveaux venus.

Les réflexes et postures hérités de la transition démocratique relèvent bel et bien du passé. « Aujourd’hui », a commenté de façon pertinente Alejandro Guillier, « c’est le futur qui a triomphé, et non le passé ». Ce qui rend d’autant plus incertain le pronostic du deuxième tour. Les partis du futur peuvent-ils, vont-ils passer un compromis avec les familles politiques relevant du passé ?

Jean-Jacques KOURLIANDSKY*

  • Cet article a été publié sur le site de l’Institut des recherches internationales (IRIS) dont Jean-Jacques Kourliansky est membre. Il nous a autorisé à le reproduire ici.