Un monument ! C’est un monument que les éditions des femmes-Antoinette Fouque nous présentent : 85 nouvelles publiées entre 1939 et sa mort, en 1977, en reprenant la chronologie, ce qui permet de suivre l’évolution de la créatrice brésilienne tout en faisant ressortir la grande continuité de son inspiration. On connaît encore trop mal cette immense écrivaine, certes reconnue par un important noyau d’amateurs, mais qui mérite la reconnaissance d’un plus vaste public.
Photo : DR
La femme est au centre de ces récits, peu d’auteurs ont décrit avec autant de finesse la complexité des personnalités humaines, pas seulement féminines. C’est toute une société qui apparaît, une vision acérée mais jamais vraiment cruelle, l’être humain n’est ni plus ni moins qu’un être humain, les femmes de ce concert jouant leur partition, parfois avec davantage de difficultés que les hommes, parfois se lançant dans un solo qui sera d’autant plus remarqué.
Les désirs, le désir, ce vide encore à combler apparaît souvent, habituel dans une société encore corsetée par les traditions et la religion environnante. Et souvent l’assouvissement a pour résultat d’anéantir le désir. Mieux que de raconter, Clarice Lispector fait naître des sensations.
Corolaire de la notion de désir, la liberté : une jeune femme née, comme l’auteure, dans les années 20 (les « années folles » en France), peut-elle vivre comme ses aïeules, ne pas pressentir que la condition féminine est en train d’évoluer. Beaucoup des héroïnes de ces nouvelles sentent la nécessité de faire comprendre à leurs seigneurs et maîtres que cette époque est terminée. Elles le font avec élégance, sans tapage majeur, mais avec une efficacité redoutable et réjouissante. Clarice Lispector excelle à faire entrer le lecteur dans des états à la limite entre la réalité et l’impalpable, dus à un égarement passager, parfois à l’alcool, et nous fait ressentir ce moment où l’esprit, tout en étant encore en partie conscient de ce qui l’entoure, s’évade vers des terrains flous.
On peut, sans jouer les cuistres, parler de la magie des mots. Clarice Lispector sait les enchaîner en faisant naître le trouble de la beauté ou des aspérités. De la poésie ? Plus exactement une façon de suggérer en trouvant précisément le mot qu’il fallait, qui parlait au lecteur du temps où elle écrivait comme au lecteur actuel. Elle sait aussi pratiquer l’humour et par le rire évoquer rien moins que la valeur d’une vie humaine. Elle est aussi à l’aise dans l’évocation subtile des souffrances des femmes et de leurs modestes luttes que dans la description, farcesque et sinistre à la fois, d’une fête familiale. On connaît trop peu encore l’œuvre de la romancière brésilienne. Il faut se précipiter sur cette nouvelle parution pour enfin combler cette lacune : Clarice Lispector est une des auteurs les plus importants du XXème siècle, cela ne fait plus aucun doute quand on referme ces Nouvelles.
Christian ROINAT
Nouvelles. Édition complète, de Clarice Lispector, édition établie par Benjamin Moser, traduit du portugais (Brésil) par Jacques et Teresa Thiériot, Claudia Poncioni, Didier Lamaison, Sylvie Durastanti, Claude Farny, Geneviève Leibrich et Nicole Biros, éd. des femmes – Antoinette Fouque, 482 p., 23 €.