Daniel Viglietti, figure de la chanson contestataire latino-américaine, est décédé le 30 octobre dernier

Daniel Viglietti est décédé le 30 octobre 2017. Figure de la « chanson contestataire » (canción de protesta) des années 60 et 70, il préférait néanmoins, au terme « protesta« , celui de « propuesta » (proposition). Né à Montevideo en 1939, Viglietti est sans doute l’un des artistes uruguayens les plus connus en Amérique latine et dans le monde. Musicien de talent, il a fait partie dans les années 60-70 du Núcleo de Música Nueva, un creuset d’expérimentation dans lequel se sont distingués deux grandes figures de la musique contemporaine uruguayenne, Coriún Aharonian et Graciela Paraskevaídis (également tous deux décédés en 2017).

Photo : RTBF.com

À ses débuts, Daniel Viglietti a collaboré avec l’écrivain uruguayen Juan Capagorry, en mettant en musique plusieurs de ses textes dans son disque Hombres de nuestra tierra, un hommage aux hommes très modestes de la campagne uruguayenne et à leurs métiers parfois méprisés : l’accordéoniste, le coupeur de canne, le « pión pa’todo » (l’ouvrier agricole et « homme à tout faire », sieteoficios (« sept-métiers ») comme on l’appelait)…

Il met également en musique l’œuvre de nombreux poètes, comme Rafael Alberti, Coplas de Juan Panadero, Nicolás Guillén, Me matan si no trabajo, puis César Vallejo, Masa ou encore l’Uruguayen Wáshington Benavídez (décédé aussi en 2017, année terrible pour la culture uruguayenne). Le poème de ce dernier, Yo no soy de por aquí, Je ne suis pas de ces contrées, est un bijou de sensibilité et d’humanisme dans l’adaptation de Viglietti.

La crise politique, économique et sociale des années 60 le trouve du côté de la gauche révolutionnaire ; beaucoup de ses chansons deviennent alors de véritables hymnes. Tel est le cas de A desalambrar (Enlevons les barbelés, chant pour la réforme agraire qui a été repris par de nombreux artistes, dont Víctor Jara), El Chueco Maciel (chanson dédiée à un jeune des bidonvilles de Montevideo qui fait des braquages mais partage le butin dans son quartier, et qui sera abattu par la police en 1971) ; ou encore Canción para mi América, qui met en avant la nécessaire solidarité avec les peuples indigènes du sous-continent, et chante une Amérique métisse dans le sillon du poète et révolutionnaire cubain José Martí. Ses engagements avec les luttes de libération et anti-impérialistes de ces années-là apparaissent dans nombre de ses chansons : Croix de lumière (hommage au prêtre colombien Camilo Torres, qui rejoint l’ELN et meurt en combat), Chanson de l’Homme Nouveau (inspirée par la figure du Che à qui il consacrera plus tard une autre chanson, Che por si Ernesto, La chanson de Pablo, Jeune fille (Muchacha) et Je ne dis que camarades (Solo digo compañeros) – trois chansons qui, parmi d’autres, marquent sa proximité avec la guérilla des Tupamaros.

Son engagement auprès de la révolution cubaine reste également très fort ; pour preuve, son disque Tropiques (1973), avec des chansons des musiciens de la Nueva Trova Cubana sur une des faces (Silvio Rodríguez, Pablo Milanés et Noel Nicola, jeunes musiciens très peu connus à l’époque) et des chansons brésiliennes (notamment de son « compère » Chico Buarque) sur l’autre face, traduites par Viglietti lui-même.

Après avoir été arrêté en 1972 sous le gouvernement autoritaire de Juan María Bordaberry, une campagne internationale (à laquelle participèrent Jean-Paul. Sartre, François Mitterrand, Julio Cortázar, Oscar Niemeyer et beaucoup d’autres) force le gouvernement uruguayen à le relâcher. C’est le temps de l’exil qui commence, et qui se prolongera de 1973 à 1984, essentiellement en France. Pendant ces années-là, il participe à d’innombrables actions pour dénoncer la dictature, les tortures et les disparitions : son spectacle À deux voix (A dos voces) avec Mario Benedetti a circulé à travers le monde hispanique, donnant lieu à plusieurs enregistrements et à un ouvrage en Espagne aux éditions Visor. Dans ce spectacle, les chansons de l’un et les poèmes de l’autre s’entretissent, établissant ainsi une alchimie qui donne aux textes une grande puissance et met en avant les points de contact entre ces deux artistes.

Proche d’artistes comme l’Argentin Atahualpa Yupanqui, les Chiliens Víctor Jara et Violeta Parra, les Espagnols Joan Manuel Serrat et Paco Ibáñez, la Vénézuélienne Soledad Bravo et bien d’autres, ses engagements politiques sont restés forts, que ce soit auprès de la révolution cubaine toujours proche de son cœur, puis dans les années 80 de la révolution sandiniste, Déclaration d’amour au Nicaragua, et plus tard du mouvement neo-zapatiste Chiapaneca, de la révolution bolivarienne de Hugo Chávez, de Evo Morales en Bolivie, etc.

Depuis la fin de la dictature et son retour en Uruguay, il s’est battu sans relâche pour la cause des disparus ; en témoigne sa mise en musique de Otra voz canta (Une autre voix chante , de la poète uruguayenne Circe Maia), ou sa chanson Tiza y bastón, La craie et la canne, dédiée à deux femmes : Elena Quinteros et sa mère « Tota ». Elena, institutrice et militante anarchiste, avait été arrêtée et torturée en 1976 ; elle réussit à s’échapper et à trouver refuge dans l’Ambassade du Venezuela mais les militaires feront irruption dans les jardins de l’Ambassade et elle sera à nouveau séquestrée et portée disparue depuis. Quant à sa mère, institutrice elle aussi, elle n’a pas cessé de se battre pour la vérité autour de la disparition de sa fille et des autres détenus-disparus de la dictature uruguayennne.

Si la dimension politique de sa vie et de ses chansons, très forte, est présente tout au long de sa carrière, Viglietti restera aussi dans la mémoire collective à travers des chansons comme Gurisito (Petit enfant), Anaclara (magnifique déclaration d’amour à une jeune résistante) ou Por ellos canto (C’est pour eux que je chante), une chanson qui est une profession de foi mais aussi un condensé de ses doutes, ses peurs, ses (dés)espoirs : une chanson dans laquelle le silence trouve toute sa place. Esdrújulo, son disque sans doute le plus intime, rend hommage aux poètes qu’il admire comme le César Vallejo de Trilce, son ami Juan Gelman ou encore la créatrice qu’il a toujours admiré et chanté, Violeta Parra. En s’attachant aux mots « esdrújulos » (mots proparoxytons, c’est-à-dire accentués sur l’antépénultième syllabe), ces mots si « rares » en espagnol, Viglietti se place dans les marges, revendique sa différence (comme la Violeta Parra de la Mazúrquica modérnica), fait l’éloge de celui qui, attaché au collectif, au nous, ne renie pas pour autant le je et la recherche de son propre chemin. Esdrújulo rend compte de la maturité musicale et surtout poétique de Viglietti, qui rend à la chanson – si besoin était – toutes ses lettres de noblesse.

Viglietti n’a pas été simplement un artiste, il a été aussi un homme de radio (à travers son émission Tímpano et de télévision), un passionné de musiques (grand admirateur de Brel et e Barbara), de cinéma (fan de Casavettes, de Kurosawa, de Woody Allen…), de littérature et de création en général. Sa voix était juste dans tous les sens du terme : parce qu’il faisait attention à ses cordes vocales plus qu’à toute autre chose (il portait toujours un foulard ou une écharpe, se méfiant du vent montevidéen), dans un souci de professionnalisme jamais démenti ; parce que les causes qu’il défendait étaient justes et surtout parce qu’il faisait son travail avec des mots justes, à la fois précis et poétiques. Cette voix continuera de résonner parmi nous, et j’invite les amoureux de la musique latino-américaine à écouter un de ses derniers concerts, à l’occasion du Festival AntelFest à Piripolis. L’Uruguay lui a rendu hommage le 31 octobre : ses restes ont été inhumés au Théâtre Solís de Montevideo et beaucoup d’artistes, toutes générations confondues, lui ont rendu hommage.

Raúl CAPLAN

Toutes les chansons mentionnées : youtube.com