Valeria Luiselli, dont on connaît en France Des êtres sans gravité, revient avec un roman traduit cette fois de l’anglais, en attendant pour le printemps prochain un essai. La couverture de son nouveau livre, L’histoire de mes dents, annonce la couleur : quelques superbes molaires, incisives ou autres, chacune accompagnée par le nom d’un célèbre écrivain, de Platon à Vila Matas. L’écrivaine mexicaine est déjà pressentie pour les Belles latinas de 2018.
Photo : éditions de l’Olivier
Il s’auto proclame comme étant le meilleur commissaire-priseur du monde. Soit dit entre nous, cela reste à prouver, mais il nous faut bien le croire, puisque c’est lui, le narrateur. Gustavo Sánchez Sánchez, connu sous le pseudonyme de Grandroute est par ailleurs complètement obsédé par les dents, les siennes en premier ; celles d’origine étaient démesurées, surtout celles de devant. Du coup celles des autres, surtout s’ils sont ou ont été célèbres, l’intéressent beaucoup. Que fait un commissaire-priseur obsédé par les dents ? Il vend les siennes, évidemment. Mais, comme il est conscient qu’elles n’ont aucune valeur, il leur attribuera des ex propriétaires de prestige. Le prestige est très présent, c’est un leitmotiv du récit, parfois en négatif : les voisins, les connaissances de Grandroute, gens tout à fait ordinaires, ont des noms qui ne le sont pas : ils s’appellent M. Unamuno, Hochimin ou M. Darío. Un cousin de Grandroute, Juan Pablo Sánchez Sartre, philosophe longuement pendant les repas de famille. Ce pauvre Grandroute subit cela en essayant de se poser en organisateur global, mais qu’il est difficile d’organiser un monde dominé par l’absurde, un absurde voisin de celui de Ionesco, un monde où le clown rencontré par notre narrateur est bien plus raisonnable (et raisonneur) que lui.
Grandroute nous entraîne dans une aventure « tropicalement romantique », c’est ainsi qu’il se qualifie lui-même, et on pourrait ajouter « satiriquement optimiste » si le tragique ne pointait pas son nez de-ci de-là. Il y a du picaresque dans ce récit drôle, parfois émouvant et toujours profond. Sans oublier l’énorme plaisir de croiser, dans des rôles étonnants, des amis, comme Alan Pauls, Yuri Herrera (devenu femme-policier !), Alejandro Zambra, Guillermo Fadanelli et même Valeria Luiselli sous les traits d’une adolescente un peu demeurée. Et voir la grande Margo Gantz acheter sous nos yeux un lapin d’occasion qu’elle appellera Cocker ne limite en rien la valeur des idées qui sous-tendent un récit carrément en dehors des clous.
En définitive, la vie de Grandroute peut se résumer par une succession de pertes, de récupérations, de nouvelles pertes… de ses dents. Est-ce un cercle même pas vicieux ? Est-ce une progression ? Vers quoi ? Mais, au-delà de la biographie de ce pauvre Grandroute, Valeria Luiselli, sans en avoir l’air, là aussi en négatif, donne une définition de la littérature, la grande, l’universelle (d’où cette multitude de noms d’écrivains et de philosophes de toutes les époques et tous les continents). Je parlais de profondeur (quand le premier roman de Valeria Luiselli s’intitulait en français Des êtres sans gravité, Los Ingrávidos en espagnol). Elle se cache, et avec quel talent, sous ce qui pourrait passer pour de la frivolité, mais la profondeur est bien là, oh que oui ! Et vive la littérature !
Christian ROINAT
L’histoire de mes dents de Valeria Luiselli, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, éd. de l’Olivier, 191 p., 19,50 €.