En 1984, je demandais à une amie argentine, elle-même romancière, ce qui se publiait d’intéressant dans son pays. Elle me donna quelques titres et termina sa lettre en me parlant d’un « roman qui dépasse tous les autres, et de loin », Kalpa Imperial d’Angélica Gododischer. Je n’ai jamais réussi à me le procurer (sa diffusion a été assez réduite en Europe). Et voilà que trente ans plus tard, miracle ! un éditeur français – éditions La Volta – le propose en traduction !
À la manière de la série télévisée à succès Game of Thrones, mais avec vingt-cinq ans d’avance et bien plus de nuances, Angélica Gorodischer crée un empire d’inspiration médiévale, mais tout est infiniment plus fin, plus intrigant… et plus drôle. D’abord, il y a le narrateur, tellement omniscient qu’il en est un tant soit peu irritant parfois, surtout quand, condescendant, il nous prend pour des ânes bâtés, et aussi quand il passe à d’autres moments son temps à douter. L’ennui, c’est qu’on est bien obligés de lui céder, il sait tout en effet, et le raconte fort bien.
Défilent devant nous la création, en partant de rien, de cet Empire Infini, les aléas de sa construction, aléas généralement bassement humains et les inévitables erreurs qui le renforceront ou qui conduiront à sa déchéance. Défilent les personnalités de certains Empereurs ou Impératrices (même s’il sait tout, le narrateur ne peut tous les citer, ils sont si nombreux). D’eux tout dépend, ils sont des symboles, mais de simples humains. On entrevoit quelques manants, des conseillers, parfois même honnêtes, des artistes, agités du bocal ou purs génies.
Peut-on parler de fantasy, de fantastique, de merveilleux ? Oui, mais non. Kalpa Imperial est bien plus ‒ et mieux ‒ que tout cela, une création gigantesque mais à taille humaine, qui fait rêver, penser, sourire (des sourires aux nuances infinies), qui nous sort de notre misérable monde pour mieux nous y replonger : un délicieux vertige. Sous un aspect souvent absurde (un Empereur ascète qui, dans le but sincère de faire régner le Bien, fait exécuter tous ses fonctionnaires), il ressemble au nôtre, ce monde « imaginaire » ! Pouvoir, censure, gloire et oubli, religions, (in)justice, mais également bon sens, générosité, simplicité, font de cette création unique une source de réflexions qui touchent directement chaque lecteur.
On a souvent du mal à se convaincre que ces pages ont été écrites il y a plus de trente ans, tant elles sont en prise directe avec ce que nous vivons dans l’actualité. Un racisme discret envers les peuplades du sud (tiens donc !) est universellement accepté dans le nord, par tous, puissants et gens du peuple. On finira bien, en accompagnant un des personnages, par découvrir ces contrées du sud, au fond assez semblables à l’Empire officiel, la grande différence est que, dans ce sud défavorisé, personnage et lecteur prennent conscience de l’inutilité du luxe répandu dans le nord. D’une légende dont la moralité est universelle à l’Histoire recréée de l’Empire, de la chronique impériale à l’anecdote qui accompagne inévitablement les hauts faits du pouvoir, Angélica Gorodischer survole un pays imaginaire plus vrai que ceux dans lesquels nous vivons et fait revivre à son lecteur ce qui ne s’est jamais produit ! Aussi prodigieux que les faits rapportés !
Christian ROINAT