Nous ne nous enfermons pas complètement dans le monde littéraire latino-américain, même s’il est bien le centre de nos intérêts. La preuve ? Les prochaines chroniques de notre newsletter présenteront quelques romans qui sortent du cadre purement américain, ou écrits dans d’autres langues que l’espagnol. Cette semaine, l’argentin Camilo Sánchez transporte son lecteur dans l’Europe de la fin du XIXe siècle et raconte les mois qui ont suivi la mort des deux frères Van Gogh.
Le 29 juillet 1890, Vincent Van Gogh se suicide à Auvers-sur-Oise, plongeant son frère Théo dans une profonde dépression et sa belle sœur Johanna dans un mélange de tristesse et de volonté de continuer, entourée de sa famille proche, le couple de son frère essentiellement. Théo et Johanna ont un fils encore bébé, prénommé lui aussi Vincent. Théo vit prostré depuis la mort brutale de son frère, c’est à peine s’il se lève parfois. L’appartement de la rue Pigalle est triste, pourquoi ne pas retourner à Amsterdam, se demande-t-elle. Cinq cents toiles au moins se sont accumulées partout chez eux, Vincent en a vendu deux de son vivant.
Ces couleurs que Van Gogh a croisé et multiplié dans son œuvre provoquent-elles l’aliénation ? C’est ce que se demandent très sérieusement des contemporains, qui voudraient détruire ces tableaux avant qu’ils ne répandent la folie en France, puis dans le monde. La menace se répétera quelques mois plus tard en Hollande. Mais si Théo se laisse couler peu à peu, Johanna tient bon.
Rythmée par de nombreuses phrases tirées du journal intime de Johanna, la fiction est menée fermement mais posément, dans un style net et dense, qui parfois prend des voies poétiques : tout naît des sensations et des sentiments de cette femme forte, raisonnable et éprise d’art. À partir d’une solide documentation, loin d’une thèse universitaire, Camilo Sánchez écrit un roman, avec des personnages qui luttent, qui évoluent, qui vivent ou tentent de vivre. La lutte est poignante : plonger irrémédiablement vers le néant pour Théo, sortir la tête de l’eau, aller de l’avant pour Johanna, et surtout faire que le petit Vincent puisse exister hors du drame qui le cerne.
Peu à peu Johanna prends de la distance lors des jours noirs, et pour malgré tout rester proche de son beau frère qu’elle considère comme un autre Théo tant ils étaient indissociables. Le lien se fait naturellement par les innombrables lettres écrites par Vincent pendant des décennies, certaines sont de véritables morceaux littéraires cachés parmi des demandes d’argent et de plaintes sur son sort.
Quand Johanna se résout à ouvrir une pension de famille dans un petit village hollandais, elle décide de couvrir les murs des tableaux de Vincent et se bat avec tous les moyens dont elle dispose pour enfin faire connaître à l’Europe l’œuvre de son génial beau frère. Merci à Camilo Sánchez d’avoir à son tour fait la lumière sur cette femme restée dans l’ombre, et de la faire de façon aussi magistrale.
Christian ROINAT