Ayotzinapa. Comment la disparition de 43 étudiants est-elle possible ? À l’époque, des déclarations peu claires et contradictoires ont été avancées, on a parlé de la corruption du maire d’Iguala, la ville des faits, et de celle de sa femme, des rapports douteux entre la police locale, les narcotrafiquants et les politiques locaux. Et puis, comme souvent, l’oubli a peu à peu repris le dessus.
Mais pas par tout le monde : Rendez-les-nous vivants. Histoire orale des attaques contre les étudiants d’Ayotzinapa est l’enquête extrêmement sérieuse d’un journaliste nord-américain qui vit au Mexique, et qui permet enfin d’avoir une vision extérieure et complète de ce qui s’est vraiment passé. Ayotzipana, dans l’État de Guerrero, est une « école normale » assez particulière : en dehors du système scolaire officiel, elle ouvre ses portes aux jeunes gens pauvres, d’origine paysanne en majorité, et leur permet une véritable ascension sociale. L’organisation y semble militaire et en tout cas les membres sont des militants, cadres et élèves, ce qui ne plaît pas toujours aux autorités en place. Le 26 septembre 2014, les étudiants reçoivent l’ordre de se préparer à participer à la manifestation nationale du 2 octobre, qui commémorera le massacre de la Place des Trois Cultures, en 1968. Très vite, les choses dégénèrent. Les étudiants réquisitionnent des bus de ligne, les policiers (le sont-ils vraiment ?) se mettent à tirer. Il y aura six morts sur place. Et quarante-trois étudiants ne seront pas retrouvés.
John Gibler est journaliste indépendant. Il est l’auteur de quatre livres, dont Mourir au Mexique (CMDE, 2015) et Mexico Unconquered: Chronicles of Power and Revolt (City Lights), sur l’histoire récente mexicaine. Pour partager le résultat de ses recherches, il a pris le parti de ne pas intervenir, de ne faire aucun commentaire et de laisser la parole exclusive aux témoins, c’est-à-dire aux étudiants survivants, et aussi à des entraîneurs de deux équipes de football pris par hasard dans le mitraillage, à des professeurs de l’école ou à des journalistes locaux. Aucun filtre donc, ce qui se révèle une excellente idée : dans les témoignages fragmentés, qui reconstituent la chronologie précise des faits, on avance, lentement, au rythme des faits et rien ne nous échappe. Grâce à la multiplicité des paroles, il donne une vue complète et précise de cette folie meurtrière. Impossible de « comprendre », encore moins « d’accepter », on est condamné à assister à l’insupportable.
Le mitraillage, sans aucun réel motif, l’incompréhension des victimes, les corps qui tombent, la quasi-impossibilité de se faire soigner (pour certains médecins, les jeunes étudiants ne sont que des anarchistes qui ont mérité d’être blessés et qui donc ne méritent pas d’être soignés). Puis le retour à la vie d’avant et ce qui, pour les survivants et les rescapés, devient une mission sacrée : retrouver les disparus, vivants ou morts, savoir ce qui est arrivé et, finalement, le faire savoir. Mission presque impossible dans un pays où la version officielle, les versions officielles plutôt, puisque celle de Mexico n’a rien à voir avec celle de l’État de Guerrero, celle de la police locale contredit celle de la police fédérale. C’est pourtant cette mission presque impossible que parvient à réussir John Gibler dans ce livre indispensable.
Christian ROINAT
Rendez-les-nous vivants : Histoire orale des attaques contre les étudiants d’Ayotzinapa de John Gibler, traduit de l’espagnol (Mexique) par Anna Touati, éd. CMDE, maison d’édition collective qui publie des contes illustrés tout public, des livres-DVD et de la critique sociale. En savoir plus sur nous.Toulouse, 208 p., 18 €.