Il ne faut pas oublier Silvina Ocampo ! Les éditions Des Femmes–Antoinette Fouque, ont la très bonne idée de garder la mémoire d’auteures importantes : après la Brésilienne Clarice Lispector il y a quelques mois, sort maintenant une traduction du dernier roman écrit par Silvina Ocampo, son œuvre la plus longue, qu’il faut absolument découvrir pour se rendre compte de l’immense originalité de cette femme discrète, auteure essentiellement de nouvelles.
« Qu’est-ce que tomber amoureux ? perdre le dégoût, perdre la peur, perdre tout ! ». Ce presque paradoxe est à l’image de ce texte irréel et réaliste, prose poétique au service d’une non-histoire que l’on peut raconter et qui se lit avec facilité. Une femme, la narratrice, vient de tomber accidentellement du pont d’un paquebot sur lequel elle faisait une croisière. Pour espérer survivre, elle décide de « ranger » les souvenirs qui lui viennent et ses souvenirs sont des personnes, l’une lui évoquant la suivante, et ainsi de suite. Chaque « portrait » devient « nouvelle » ou « conte ». Tous ces guillemets ont un sens, une explication : chez Silvina Ocampo, les mots se dépouillent de leur signification habituelle, celle que l’on croit unique, pour se parer d’autres couleurs, qui les modifient et parfois vont jusqu’à leur faire dire leur contraire : de la virtuosité pure, mais une virtuosité qui est à l’opposé de ce que l’on pourrait croire « intello », un peu comme la simplicité (apparente) d’un Mozart. En découvrant chaque personnage, on découvre le peuple ou la petite bourgeoisie de Buenos Aires, avec ses règles, ses compromissions, morales pour la plupart, compromissions qu’ils se font une joie de transgresser : tout est allègrement possible, sous une retenue de façade.
La mémoire est capricieuse, certaines des personnes qui s’imposent à la naufragée reviennent à plusieurs reprises, d’autres ne font qu’apparaître avec légèreté. Tout est délicieusement trompeur, tout : les yeux de Leandro, un des personnages récurrents sont bleu clair, bleu couleur de la mer ou noirs, la narratrice se dit analphabète, mais écrit (en esprit au moins) ses mémoires, elle est encore vivante et déjà morte. Elle est même capable, nous dit-elle, de sentir battre en elle le cœur d’un de ses personnages… et de nous faire partager ces battements.
Quant à Silvina Ocampo, se sachant à la fin de sa création et de sa vie, elle se donne une liberté totale pour écrire, pour jouer (comme le faisait son ami Jorge Luis Borges), pour se faire plaisir et faire plaisir aux chanceux qui auront son livre entre les mains. Mais, à l’instar d’un Buñuel au cinéma, la liberté est tout sauf un n’importe quoi brouillon, l’apparente anarchie est voulue, calculée. Buñuel, accompagné par Jean-Claude Carrière, rédigeait jusqu’à huit projets de scénario pour ses films les plus hors norme, Silvina Ocampo a passé des années, pour ne pas dire des décennies avant d’achever cette œuvre inclassable et réjouissante. La promesse est une troublante expérience de lecture.
Silvina Ocampo (1903-1993) a eu la chance de naître et de vivre dans le milieu le plus ouvert, ce qui lui a permis, dès sa jeunesse, de côtoyer des créateurs d’exception, les peintres Léger et Chirico, alors qu’elle n’a pas encore dix ans, lui donnent des cours de dessin, Italo Calvino était un ami de la famille. Sa sœur, Victoria, crée la revue Sur à laquelle elle collabore dès 1931. Elle épouse Adolfo Bioy Casares en 1940, alors qu’elle a déjà publié ses premiers recueils de nouvelles. Dès lors sa vie se partage entre la création (des romans et des anthologies en collaboration avec Bioy ou Borges, du théâtre, de la poésie et surtout des nouvelles, son genre de prédilection) et les rencontres intellectuelles et artistiques. Elle est au centre du cercle de Jorge Luis Borges, ce qui explique cette création multiple, diverse, qui s’est étendue jusqu’aux dernières années.
Christian ROINAT