Enrique Gloffka, officier d’artillerie du Chili, a raconté dans un petit livre son expérience haïtienne (1). Il a en effet servi dans le bataillon chilien de la Mission de paix des nations unies en Haïti, la MINUSTAH. Le titre du livre est une sorte de carte de visite, en créole : « Nous sommes chiliens ». De retour dans son pays, le commandant Gloffka pourrait écrire un autre récit, intitulé, Nou se Ayitiens (Nous sommes haïtiens en dialecte créole) celui du Chili 2017, un Chili pays d’accueil de Haïtiens, Colombiens, ou Péruviens.
Photo : Montage Maud Rea
Les chiffres sont en effet surprenants. 25 % des 7 541 naissances enregistrées à l’hôpital San José en 2015, situé dans la commune d’Independencia près de Santiago, ont une mère étrangère. 56 % de ces femmes sont péruviennes, 24 % haïtiennes et 6,4 % colombiennes. Les chiffres seraient aujourd’hui plus élevés compte tenu de la perpétuation du flux. Le Chili, est un pays de migrants européens et arabes. Le Chili a par ailleurs été un pays d’émigration politique et sociale pendant les années de la dictature chilienne. 900 000 Chiliens vivraient en 2017 à l’étranger. En Argentine, Espagne, États-Unis et Suède, pour la majorité. Cette histoire de va-et-vient a laissé le pays sans législation migratoire actualisée.
Entrés clandestinement, ou comme touristes, les migrants finissent par régulariser leur situation. Chaque jour plusieurs centaines de touristes ou considérés comme tels débarquent à l’aéroport de Pudahuel. Chaque jour plusieurs centaines décident de rester. Les deux tiers ne vont pas plus loin que la capitale, où ils arrivent à survivre. Beaucoup sont vendeurs de rue. La plupart sans surprise, effectuent des travaux que les Chiliens répugnent à effectuer. Au total ils seraient relativement peu nombreux, 465 000 en 2015, soit 2,7 % de la population totale. Chiffre et pourcentage cela dit en accroissement lent et régulier.
Le Chili pour l’instant absorbe sans trop de mal ce flux migratoire. Il est continu, et encore modeste. Le Chili en somme retrouverait une tendance migratoire historique. N’a-t-il pas accueilli Allemands, Croates, Espagnols, Italiens, Serbes, et Palestiniens et même quelques Français dans un passé récent ? L’épopée du cargo Winnipeg, qui a symbolisé l’ouverture du pays aux réfugiés politiques républicains espagnols a été commémorée. Les Chiliens sont par ailleurs fiers du club de football, Palestinos, fondé par des migrants venus du Proche-Orient. Et les féministes chiliennes honorent la mémoire de Flora Tristan, qui a séjourné à Valparaiso en deux occasions.
La littérature s’est emparée de cette diversité retrouvée. L’autre, le migrant, est source d’inspiration poétique. Miguel Laborde, a chanté en avril 2017, Les humains venus en cette fin du monde, finis terrae, Que nous avons appelé Amérique (1). L’Afrique, une Afrique quelque peu enjolivée et conventionnelle est source d’écriture. Un auteur à succès, Jaime Collyer, a immergé dans l’un de ses derniers romans, un intellectuel africain dans une histoire chilienne de quadrature de couples. « La fidelidad presunta de las partes »[2], c’est le titre du roman, apparaitra quelque peu décalée, avec un héros guinéen au nom burkinabé, Ki-Zerbo, et au prénom anglo-saxon, « Matt ». Mais la parution d’un tel livre est en soi aussi révélateur que la présence sonore croissante, dans la rue, de musiques populaires caribéennes. Au croisement du savoir et des lettres, les témoignages de femmes migrantes ont été recueillis par les chercheurs du Centre d’étude des migrations de l’université catholique du Maule, et accompagnés formellement par une écrivaine, Daniela Ramirez[3].
Tout n’est pas pour autant au mieux dans le meilleur des mondes. Le Chili, comme beaucoup de pays latino-américains, est touché par la crise des matières premières. Le cuivre se vend moins bien. Les ouvriers mineurs ont fait de longues grèves pour protéger leur pouvoir d’achat. Le pays est en croissance quasiment négative depuis le début de l’année. Les migrants venus de pays plus mal lotis, peinent à s’intégrer. Alors que leur présence en nombre se fait financièrement exigeante. Depuis 2014 l’hôpital San José a été contraint de se doter d’interprètes. Des documents ont été édités en créole. Pour répondre à l’urgence le ministère de l’éducation (ou Mineduc) a évalué le nombre d’élèves étrangers sans papiers scolarisés. Au nombre de 24 000, ils devraient faire l’objet d’un soutien particulier. La police a manifestement pour instruction de chasser les vendeurs à la sauvette dans les rues piétonnes au cœur de la capitale. Les abords de la cathédrale, débordant de migrants péruviens sont particulièrement ciblés. La chasse aux passeurs illégaux est à l’ordre du jour aux confins nord du pays. Le poste frontière de Chacallula, sur la frontière avec le Pérou, leur fait la chasse depuis quelques mois. Les préjugés à l’égard de ceux qui sont différents posent problème depuis longtemps. Afro-chiliens d’Arica et Mapuches au sud peinent à voir reconnaitre leur réalité. Les Mapuches, premiers occupants marginalisés et confinés revendiquent un droit à la parole et à l’écriture.
Elicura Chihuailaf, poète et homme de lettres, a adressé une lettre confidentielle, à tous les Chiliens, afin que soient reconnus à part entière les Chiliens exclus de l’histoire[4]. La crise économique pointe du nez et croise l’exigence culturelle et sociale des migrants, comme celle des Afro-Chiliens et des Mapuches. Les autorités peinent et tardent à reconnaitre les droits des populations non-européennes. Une commission mise en place en juillet 2016, dite de dialogue pour l’Araucanie, a travaillé jusqu’en janvier 2017. Mais ses conclusions n’étaient toujours pas en avril 2017 connues. Le souhait des Afro-Chiliens d’Arica d’un traitement statistique particulier est jusqu’ici resté sans réponse. Les migrants parfois sont vus de façon ambiguë. Un quotidien de la capitale a ainsi présenté les quartiers à forte densité asiatique de Santiago, comme des « lieux où les Chiliens se sentent étrangers »[5]. Des voix, conscientes du risque social et politique, plaident pour la mise en chantier d’une nouvelle loi régulant les migrations. Avant que la question ne soit instrumentalisée politiquement, dérivant les peurs vers la discrimination et l’intolérance. Un chercheur du Centre d’étude des conflits et de la cohésion sociale, rattaché à l’université Diego Portales, Cristián Doña, a interpellé les candidats aux présidentielles chiliennes. « Afin que les migrants soient intégrés à la vie nationale, en tant que citoyens »[6].
Jean Jacques KOURLIANDSKY