Publié en 1982 au Chili, La nuit qui n’a jamais porté le jour, deuxième roman du Chilien Jorge Marchant Lazcano, est inspiré d’un fait réel : la disparition pendant la Seconde Guerre mondiale, à Valparaiso, d’un citoyen français dont le cadavre fut retrouvé dans les années quatre-vingt.
Photo : Luquin
Ce très court roman, qui vient d’être traduit en français aux éditions Christophe Luquin se lit d’une traite. À travers une intrigue habilement conduite, l’auteur explore, avec justesse et sans concessions, les thèmes de la marginalité, la peur, la violence dans un contexte social dépourvu de toute humanité.
Antisocial et porté sur la boisson, Sepúlveda, le héros, ou plutôt l’anti-héros de ce roman vit seul avec sa mère qui a une bien piètre opinion de son fils et n’hésite pas à le lui faire savoir. Incapable de tenir un emploi –ce que d’ailleurs il ne souhaite pas–, il enchaîne les petits boulots et les périodes d’inactivité où il passe le plus clair de son temps à dormir. Incapable de construire une relation amoureuse –ce qu’il ne souhaite pas davantage–, il se contente de dépenser ses maigres économies dans un bordel des bas-fonds de Valparaiso. C’est là qu’il fait la connaissance de Daniel Cahen, un juif français, réfugié au Chili pour échapper aux persécutions nazies. Entre l’alcoolique et l’exilé va se nouer une amitié incertaine, une relation difficile et ambiguë qui aboutira à une situation limite, insoutenable.
Les deux événements majeurs qui structurent à la fois le roman et la vie du personnage principal se produisent sur fond de Seconde Guerre mondiale pour le premier, de dictature militaire pour le deuxième et on peut dire que la noirceur du monde transpire dans le récit. L’écriture rigoureuse et suggestive de Jorge Marchant Lazcano, admirablement servie par la traduction de Christian Roinat, immerge le lecteur dans une atmosphère épaisse, sordide, qui ne laisse aucune place à la moindre lueur d’espoir, un univers trouble et obscur où l’on perd pied, où tout finit par s’estomper dans les brumes de la somnolence. Ainsi, rattrapé par un souvenir d’enfance qui tourne à l’obsession, Sepúlveda en vient à douter de la réalité de sa propre existence, à se demander si ce qu’il suppose vivre depuis des mois, des années, n’est pas une suite de rêves survenus dans un très long sommeil dont il se réveillera peut-être un jour. Et même si Daniel Cahen lui ouvre quelque peu les yeux sur les douleurs du monde, il reste prisonnier de sa nuit. Nuit de pauvreté, de misère affective, culturelle, et sociale. À moins que toute son existence ne soit tendue vers l’espérance d’une nuit absolue, parfaitement vide, à la fois délivrance et libération, une « nuit qui n’a jamais porté le jour ».
Mireille BOSTBARGE