Plus de trente ans après les années noires de la dictature, l’Argentine est passée par plusieurs crises, politiques, économiques, crise morale aussi. Ceux qui ont vécu la période des tortures et des enlèvements sont à présent face aux jeunes générations. Souvent, les incompréhensions entravent le dialogue. Le mot vengeance a-t-il un sens ?
Photo : Sofoot
Début du XXIème siècle, Juanjo, devenu ministre du régime désormais démocratique rencontre plus ou moins régulièrement son ami Carlos Montana, le Rouquin, ancien militant d’extrême gauche trente ans plus tôt, dont la femme, Estela, enceinte, a « disparu » après avoir été torturée. Comment, une génération étant passée, peut-on revenir sur une époque aussi dramatique, quand on a vécu directement ou non de telles horreurs ? Martín Caparrós le fait avec sa hauteur de vue habituelle, sans jamais oublier qu’il est ici un romancier.
Le mot vengeance a-t-il un sens pour Carlos ? Et si oui, s’appliquerait-il à l’individu ou à la collectivité ? Les souvenirs intimes ont-ils eux-mêmes un sens quand chacune des trente années qui se sont écoulées a lentement modifié la réalité des choses passées et que l’un des protagonistes a gardé à jamais le rayonnement de sa jeunesse alors que l’autre a mûri, puis vieilli ? Qui finalement a eu raison, le vainqueur apparent, le vivant malgré lui, la disparue devenue martyre ? Et puis, question aussi fondamentale, ne vaut-il pas mieux enterrer le passé, tirer un trait, oublier ? C’est ce que Carlos tente de faire depuis trente ans. Mais il n’est même pas sûr qu’Estela soit morte à la suite de sa disparition. Il n’a jamais eu aucune preuve de son décès, il ne peut donc pas, il n’a jamais pu tirer ce trait qui lui aurait permis de continuer, de vivre « peinard » (un mot qu’il aurait dû détester et qu’il accepte désormais).
Ces problématiques peut-être abstraites pour un lecteur d’un XXIème siècle déjà bien entamé prennent vie, deviennent des faits par l’intermédiaire de Juanjo et de Carlos, de Valeria, la petite amie actuelle de Carlos, d’un colonel ou d’un aumônier qui ont été actifs sous la dictature. À travers ces quelques personnages, Martín Caparrós évoque, d’un regard désabusé mais pas désespéré toute l’histoire de l’Argentine depuis les années glorieuses (économiquement), celles qui ont suivi la Première Guerre mondiale, puis son lent effondrement dont les causes restent mal expliquées pour Carlos et ses compagnons. Carlos est-il aigri, comme le lui reproche le fantôme d’Estela ? Il est en tout cas aussi lucide que Martín Caparrós.
Le véritable personnage central, celui autour duquel tournent tous les autres, est absent, invisible, injoignable, déjà mort à la première page. C’est un prêtre respecté de tous qui a eu un rôle essentiel trente ans auparavant. La réflexion historique, politique et philosophique devient alors thriller, la manipulation prend le pas sur la nostalgie peut-être malsaine d’une époque où tous (« vainqueurs » et victimes) sont passés à côté de ce qu’ils espéraient.
On est rarement allé aussi loin dans l’analyse du bien, du presque bien, du pas tout à fait bien autour de la lutte révolutionnaire, et cela sans jamais lasser le lecteur. Une fois de plus, avec À qui de droit, Martín Caparrós prouve qu’il est un maître des Lettres argentines.
Christian ROINAT