En Argentine, il n’y a pas que le tango, ses exhibitions et ses concours. Bien moins connu, même pour les Argentins, le malambo, « une joute d’hommes qui dansent à tour de rôle » a ses aficionados et les festivals qui lui sont consacrés déplacent des foules sans doute plus modestes mais au moins aussi passionnées. La journaliste Leila Guerriero présente une de ces réunions qui se tient chaque année à Laborde, un village un peu perdu dans la province de Córdoba, qui a l’immense mérite d’avoir su garder au fil des années l’authenticité de cette danse.
Le Festival de Laborde n’est pas le plus connu, mais tous les amateurs reconnaissent qu’il est resté le plus exigeant, le plus authentique. Un champion à Laborde restera toute sa vie une étoile indétrônable. Ce sont des champions modestes que présente Leila Guerriero, tous venus du peuple et même des fractions les plus pauvres de la population. Ils entretiennent avec une dignité admirable le feu sacré symbolisé par ce concours, en plus de leur courage physique. Beaucoup de médaillés internationaux dans des sports olympiques ne seraient pas capables de résister à l’épreuve que représente un seul malambo. Et très peu d’entre eux se plieraient aux règles morales, tacites pour la plupart, qu’impose le concours : des années d’entraînement, sans alcool, sans sorties. Eux l’acceptent fièrement.
La question sur laquelle revient sans cesse la journaliste est simple et semble évidente dans ce monde dominé par la pouvoir de l’argent et de la célébrité : pourquoi passer des années à s’entraîner durement, pourquoi s’acharner à décrocher un titre qui ne rapporte rien sur le plan pécuniaire, qui ne procure qu’une notoriété relative, puisque peu d’Argentins connaissent l’existence même du festival de Laborde ? La réponse est pourtant évidente pour les jeunes danseurs. Tous ont l’orgueil de rester honnêtes, à tous points de vue, et de maintenir ainsi une tradition peut-être démodée ou dépassée. Ont-ils tort ?
Leila Guerriero sait parfaitement raconter et décrire, au point qu’on a plus l’impression de voir et même de sentir (la chaleur, l’odeur de poussière…) que de lire. On ressent aussi et surtout l’incroyable tension, celle des corps des danseurs qui se donnent jusqu’à l’épuisement, et cela en moins de cinq minutes (le temps imparti pour chaque prestation). Et aussi la tension des moments qui précèdent la proclamation des résultats. Pour le gagnant ce sera l’apothéose, mais aussi la fin de leur carrière. On reviendra une fois à Laborde, l’année suivante, pour ouvrir la nouvelle compétition, mais jamais il ne sera question de rentabiliser, de commercialiser leur victoire. Ils pourront tout au plus augmenter le prix des cours de danse qu’ils donneront à l’avenir. Rien de plus, hors le prestige.
Ce reportage surprend et rassure : il existe encore, quelque part dans le monde, des gens pour lesquels priment le courage et la modestie. Mais si, à ceux-là, on disait que c’est une belle leçon morale, nul doute qu’ils seraient blessés d’être pris en exemple, cela n’entre pas dans leur mentalité d’honnêtes hommes.
Christian ROINAT