L’Argentine est le berceau de ce courant fantastique qui naît dans un réel très prosaïque pour déboucher sur l’impossible et qui laisse cette impression incomparable de trouble délicieux : Horacio Quiroga (qui était né en Uruguay) pour commencer, puis Jorge Luis Borges et Julio Cortázar, évidemment, Adolfo Bioy Casares et Silvina Ocampo en sont les précurseurs. Un jeune romancier né en 1974 à Buenos Aires le renouvelle avec beaucoup d’humour dans Petite fleur (jamais ne meurt).
Des décennies plus tard, ce « genre » survit, et pas seulement en Argentine. Rien ne va plus pour José, le narrateur : il a beau bien s’entendre avec sa fille Antonia, qui est encore un bébé, et avoir des relations convenables avec Laura, sa femme, il a de plus en plus l’impression que tout se dégrade autour de lui. Sa condition d’homme au foyer (il vient de perdre son travail) n’arrange pas les choses, au moins dans son esprit. Le jour où il rend visite à Guillermo, son nouveau voisin, pour lui emprunter une pelle de jardin, c’est l’effondrement : au moment de repartir chez lui, sans vraiment savoir pourquoi ni comment, il fait usage de l’outil prêté… pour assassiner Guilermo, puis pour l’enterrer. Tout cela ne serait qu’un détail, finalement, s’il ne croisait quelques jours plus tard Guillermo frais comme un gardon.
La vie continue, malgré tout, sans grands changements dans le couple. José continue à rendre visite à son voisin, visites qui se ressemblent sans se ressembler. Tout dans son couple est parfaitement normal et très légèrement décalé, Laura semble s’éloigner mais reste égale à elle-même. On croise une vendeuse en boulangerie plutôt laide et aguicheuse (mais ce dernier point n’est-il pas uniquement dans la tête de José ?), un gourou magicien émule très peu doué du grand Jodorowsky, dont les conseils à ses « patients » sont assez étonnants et d’un effet déplorable. Pour rythmer son existence, chaque jeudi José passe la soirée chez Guillermo et le ré-assassine au son de Petite fleur de Sidney Bechet. La vie est-elle un long fleuve tranquille ? On navigue sur celui-ci sans trop savoir si on est bien sur un bateau. Pour José, cela ressemble plutôt à une montagne qu’il gravirait chaque jeudi soir, avant de reprendre sa routine hebdomadaire. Narrateur et auteur sont frères jumeaux, semble-t-il, ils ont la même distance ironique, le même humour noir pas si noir que ça au fond, on aurait presque envie d’être leur ami et de participer avec eux à leur festivité du jeudi !
Christian ROINAT