Cette semaine, deux parutions illustrent avec force l’état de déliquescence dans lequel s’est enlisé le Mexique depuis des années : un reportage et un roman se répondent, se complètent et démontrent qu’on peut parfaitement arriver à la vérité absolue par le biais d’une somme de témoignages et de réflexions. Ni vivants ni morts de Federico Mastrogiovanni et N’envoyez pas de fleurs, un roman de Martín Solares, se répondent et se complètent.
Photo : éd. Bourgois et éd. Métailié
Ces deux œuvres démontrent qu’on peut parfaitement arriver à la vérité absolue par le biais d’une somme de témoignages et de réflexions (« travail journalistique », précise Federico Mastrogiovanni) et d’un récit (« Tous les personnages, les villes et les événements (…) sont imaginaires ! » affirme Martín Solares). Les deux livres informent sur des phénomènes (corruption généralisée, enlèvements arbitraires) qui durent depuis maintenant plusieurs décennies et qui ont pris des proportions effarantes.
Ni vivants ni morts, de Federico Mastrogiovanni
Dans un riche prologue, le journaliste mexicain Jaime Avilés définit des termes a priori un peu obscurs pour des non-initiés, « disparition forcée » ou « faux positif » et aussi quelques expressions officielles destinées à cacher des horreurs, elles aussi officielles et pourtant souvent niées. Il donne un cadre à ce qui sera quelques pages plus tard le reportage de Federico Mastrogiovanni, journaliste lui aussi, né en Italie et vivant de façon permanente au Mexique depuis 2009. On y reparle des « disparues de Ciudad Juárez », un des sujets essentiels de 2666 de Roberto Bolaño et de cet autre reportage marquant, Des os dans le désert de Sergio Rodríguez González.
Les disparues ne font plus la une des revues (la lassitude de la répétition, probablement), mais leur nombre n’a jamais cessé d’augmenter. Et à l’horreur s’ajoute l’horreur : il se trouve que la zone de la frontière avec les États-Unis semble très riche en gaz de schiste. Les communautés encore propriétaires de ces zones sont devenues gênantes, pour l’économie cette fois. Retrouver les responsables des « disparitions » est devenu une véritable erreur économique. Il ne reste donc plus aucune raison de le faire. Du sud au nord, le Mexique est le théâtre de toutes sortes de violences. Dans le Chiapas, au sud, des familles ordinaires, se sentant maintenant protégées plus ou moins directement par les gangs locaux, se mettent à attaquer les migrants en provenance d’Amérique centrale, les détroussent et les violent.
La culture du café, traditionnelle dans la région, ne rapporte plus assez. Dans l’État de Guerrero, les disparitions forcées font partie intégrante de l’histoire. Elles se sont systématisées dans les années 1970, quand un mouvement révolutionnaire essaya de défier l’État, c’est-à-dire le PRI, parti qui régnait sur tout le pays depuis une éternité. L’État a d’ailleurs été officiellement considéré responsable des disparitions, celles au moins qui ont pu être prouvées, ce qui est assez rare, l’armée ayant en général plutôt bien fait son boulot. Il a d’ailleurs été condamné par la Cour interaméricaine des droits de l’homme. À partir d’exemples soigneusement choisis et documentés, en apportant le témoignage de proches, Federico Mastrogiovanni donne une vision générale et surtout exacte de cette tragédie qu’on pourrait croire exagérée vue d’Europe, on ne croit pas toujours ce qu’on lit dans la presse ou dans les romans.
Les polices, nationale et municipale, arrêtent-elles arbitrairement des gens dont on n’aura plus aucune nouvelle ? Cela fait partie de la vie quotidienne, dans la capitale ou dans les États de la fédération. Une ville paisible qui disposait d’un niveau économique correct à l’échelle du Mexique devient en quelques mois un véritable terrain de guerre entre gangs. Personne dans la population n’est à l’abri de balles perdues ou de disparition et, quand la police ne participe pas directement aux rapts, elle donne des infos aux malfrats, c’est aussi simple que cela.
Pour aller encore plus loin dans la confusion, il n’est pas rare qu’on (les autorités elles-mêmes ou la rumeur publique) discrédite la victime ou ses proches. Personne alors n’a plus aucun repère. Tout cela est confirmé dans le livre par les témoignages, qui vont des parents de disparus à un évêque ou un avocat. N’oublions pas toutefois le souffle d’espoir que conservent malgré tout les proches des disparus qui, souvent pendant des année, refusent de renoncer avec toujours une dignité admirable. Il est vrai qu’on attribue souvent au Mexique l’idée que la violence est atavique (les sacrifices humains des Aztèques, la révolution de 1910, la Place des Trois Cultures en 1968). Est-ce bien une explication suffisante ? Ce reportage apporte un complément d’informations nécessaire.
N’envoyez pas de fleurs, de Martín Solares
La Eternidad, port et plage dans l’État de Tamaulipas. Carlos Treviño, ex-policier retiré, bien qu’il n’ait qu’une trentaine d’années, patron à présent d’un hôtel pour touristes étrangers, est « convoqué » par Rafael De León, magnat du coin, et Don Williams, consul des États-Unis, et prié, avec arguments sonnants, trébuchants et sentimentaux, de reprendre du service. Il s’agit de tenter de retrouver Cristina, la fille de De León, disparue un jour et demi plus tôt, probablement enlevée, même si aucune rançon n’a encore été demandée. Dans un décor désespérant (les magasins et les restaurants ont fermé, criblés de balles, et ceux qui continuent de fonctionner baissent leur rideau de fer avant la tombée de la nuit), Treviño entame son enquête, hors de tout contact avec la police officielle, dont on ne sait pas si elle est impliquée. Au temps où il était policier, Treviño faisait figure de mouton noir parmi ses collègues, trop indépendant par rapport au douteux commissaire Margarito qui avait fini par lui faire donner une belle raclée par ses propres collègues. Depuis, on ne cherche même plus à sauver les apparences au commissariat, comme le dit un personnage.
Le temps passe, Cristina peut être exécutée à tout moment, Treviño fait avancer son enquête, surveillé de près ou carrément poursuivi par les deux cartels principaux du coin, et aussi par les flics officiels qui le font « officiellement » passer pour un criminel de plus. Il reste pourtant des gens honnêtes à La Eternidad, le mot honnête étant encore plus relatif qu’ailleurs. La dégradation générale est récente, et donc elle peut régresser avec la même rapidité : autant d’étincelles qui empêchent ce roman noir, vraiment très noir, de l’être absolument. On est loin d’une caricature, ce qui renforce le malaise. La violence endémique aurait pu stagner au sud du Mexique, au Chiapas ou dans l’État de Guerrero, avec le mouvement zapatiste et l’Armée populaire révolutionnaire, c’est pourtant au Nord qu’elle s’est répandue, entre 2006 et 2010.
La mauvaise entente entre les gouverneurs des États et le gouvernement fédéral n’a pas arrangé la situation, surtout si l’on sait que tous les gouverneurs sont sous mandat d’arrêt national ou international. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’à chaque étape de son enquête, la vie de Treviño est directement menacée. Le danger est partout, le suspense ne diminue pas. Le deuxième personnage important du roman est le commissaire Margarito, l’autre côté du miroir. Il permet de voir l’engrenage dans lequel il est lui-même engagé par ses supérieurs politiques (au Mexique, le chef de la police dépend directement du maire), par la situation générale qui s’est institutionnalisée. Martín Solares ne cherche pas à blanchir le policier, il explique très clairement ce qu’il vit au quotidien en dressant un constat, et la conclusion est d’un pessimisme noir.
Les explications que donne Martín Solares sont claires, elles ressemblent, dans le domaine de la pure fiction, à un véritable documentaire et complètent, sans l’alourdir, l’histoire pleine de rebondissements et de violences d’une pègre généralisée.
Christian ROINAT