L’Argentine nous fait ce mois-ci deux superbes cadeaux, avec, parmi d’autres sorties, celles de Edgardo Cozarinsky et Eduardo Sacheri dans deux romans que tout oppose, mais qui présentent pourtant de sérieux points communs, en commençant par leur qualité. Eduardo Sacheri (né en 1969) prouve, de livre en livre, qu’il fait désormais partie des auteurs les plus intéressants, le Prix Alfaguara 2016 pour La noche de la Usina en est la dernière manifestation. Edgardo Cozarinsky (né en 1939) est depuis des décennies considéré à juste titre comme l’un des grands créateurs, que ce soit au cinéma (Ronda nocturna est un véritable chef d’œuvre d’ambiguïté maîtrisée) ou en littérature.
Si on lit à la suite Dark et Le bonheur c’était ça, on pourra jouer au jeu des différences / ressemblances : on a dans chacun l’histoire d’un adolescent, un garçon et une fille issus de milieux très argentins l’un et l’autre qui, dans la vie n’auraient aucune raison de se croiser ; ce sont deux histoires de découverte, leur âge, 14 ans, l’impose. Ce sont deux histoires qui font du bien au lecteur en lui montrant que tous les êtres humains ne sont pas irrécupérables et que les « bons sentiments » peuvent se passer de mièvrerie (message pas très fréquent), deux univers parfaitement peints par deux grands écrivains qu’une génération sépare.
Le bonheur c’était ça par Eduardo Sacheri
Sofía, 14 ans, fait seule le voyage de Villa Gesell (la ville côtière qui a inspiré cet autre diamant noir de la littérature argentine récente, Basse saison) vers Buenos Aires. Elle sonne à une adresse écrite sur un papier et annonce tout de go à l’homme qui lui ouvre qu’elle est sa fille. Villa Gesell n’était animée que pendant le mois et demi des vacances. Morón, où vit Lucas, le père, est une banlieue banale et plutôt triste de la capitale argentine où la fillette n’a jamais mis les pieds. Sofía vit son arrivée à Morón à petits pas, avec l’étonnement, l’incompréhension, de cette nouvelle situation. Elle est à l’âge exact du basculement vers un univers inconnu qui l’attire et l’effraie.
Eduardo Sacheri est dans la tête de Sofía : il partage et nous fait partager en direct ses réactions, la surprise face à certaines réactions de son père et de Fabiana, son épouse, la moquerie parfois (leur vocabulaire a une génération d’écart), et puis ce sentiment qui naît peu à peu, qui n’est pas tout à fait ce qu’on appelle un sentiment filial, mais qui s’en rapproche de plus en plus. On sourit beaucoup, un sourire de tendresse pour ces personnages éclatants d’humanité malgré la morosité des décors. Le malaise que provoque cette intrusion chez les trois personnages principaux, Sofía, Lucas et Fabiana, se règle le plus souvent par une moquerie, une formule ironique qui a le mérite de lui donner un nom. Et la « traduction » par Sofía de phrases ou d’attitudes dans son langage à elle est souvent irrésistible. Elle n’a pas la langue (et les pensées !) dans sa poche, notre Sofía, elle observe et n’hésite pas à faire savoir, à son père ou plus souvent au lecteur, ce qu’elle pense de ce qui lui paraît ridicule ou simplement bizarre chez les adultes.
Eduardo Sacheri a parfaitement su trouver les mots et les expressions d’une fille de 14 ans, tout en gardant la distance du romancier adulte, ce qui lui permet d’ajouter la profondeur à l’humour. Il en profite d’ailleurs pour offrir une réflexion intéressante sur le « métier » de romancier et les limites du succès commercial dans le domaine de l’édition. Tout doucement, Sofía se rend compte que les adultes sont parfois un peu compliqués et que, si l’apparence des uns peut correspondre à ce qu’ils sont vraiment, celle de beaucoup d’autres est sinon trompeuse, du moins hors de leur personnalité véritable. Quant à Lucas, c’est en direction de lui-même que l’arrivée de cette fille non prévue le fait nettement progresser. Tout le monde y gagne, à commencer par le lecteur, qui a passé un excellent moment en leur compagnie.
Dark par Edgardo Cozarinsky
Depuis une vieillesse un peu sommeillante, un écrivain argentin, lassé de raconter des anecdotes toujours un peu vides et vaines que lui demandent les journalistes et les biographes, tente de se recréer son adolescence et ce qui l’a marqué en particulier, sa rencontre avec un adulte inconnu et secret, Andrés. Commence alors une étrange relation. L’adolescent, qui dit s’appeler Víctor, est élevé dans le cadre strict de la petite bourgeoisie portègne. Andrés lui fait découvrir des lieux qui lui seraient restés interdits ou inconnus, restaurants pleins de gens parlant allemand, revues de music hall importées de Paris avec des filles nues. Sans jamais se dévoiler, Andrés donne au jeune homme des conseils de vie, l’aide à se découvrir lui-même au moment précis où l’adolescent découvre les joies du sexe avec une cousine un peu plus âgée. En à peine quelques semaines, l’enfant timide et naïf aura découvert qui il est vraiment et ce qu’il sera pour le reste de ses jours.
Au moyen d’incessants allers-retours entre le présent du vieillard et le moment privilégié qu’il tente de reconstituer pour lui-même, Edgardo Cozarinsky tisse un récit qu’il veut imparfait (les failles de la mémoire…) dont la beauté naît de la pudeur et du mystère. Les paroles sont rares dans la famille de Víctor. Entre lui et Andrés, elles se réduisent à l’essentiel : il faut que l’homme que sera Víctor naisse de l’enfant qu’il est encore en partie, c’est la mission d’Andrés. Les mots pour essayer d’approcher ce qu’est cette relation ne seront jamais échangés entre les deux protagonistes, c’est l’écrivain devenu vieux qui se les propose à lui-même, et par conséquent au lecteur. Les attitudes peuvent elles aussi surprendre. Alors que rien dans leurs relations n’a la moindre ambiguïté, vu de l’extérieur on pourrait croire, peut-être… On ? Qui est ce on ? Et que croire ? Serait-ce le regard d’une société trop méfiante ? Le lecteur ne serait-il pas, lui aussi, un peu voyeur ou dans l’attente d’une révélation graveleuse ? L’essentiel n’est pas là : l’adolescent apprend, grandit, et pas seulement dans son corps. Mais jusqu’où peuvent mener ces découvertes ? Les risques, s’il ne les voit pas clairement, sont bien là, moraux et même politiques (grâce à une très courte allusion, glaçante), seul le lecteur en est conscient. On notera que ce n’est sûrement pas un hasard si Víctor, le pseudonyme que se choisit le garçon au moment même de sa rencontre avec Andrés, est aussi le nom du personnage principal du film Ronda nocturna réalisé en 2005 par Edgardo Cozarinsky.
Au centre de ce très beau roman, et là aussi de la manière la plus subtile, se trouve la littérature (on pourrait mettre un L majuscule, mais ce serait grandiloquent), celle que dévore le garçon, qu’assez longtemps il prend pour la vie avant de se rendre compte grâce à son initiateur que la vie est aussi hors des livres, même des meilleurs. La littérature, c’est également celle que le jeune homme voudrait créer, car depuis toujours il sait qu’il sera écrivain ; il n’arrive encore à rien, mais ce n’est qu’une question de temps. C’est enfin celle que l’écrivain, disons plutôt Edgardo Cozarinsky nous offre avec Dark, un cadeau immense, merveilleux.
Christian ROINAT