Le réalisateur chilien Pablo Larraín, connu en France pour son film No fait actuellement la une de la critique cinématographique en France, au moment où sortent en salles ses deux derniers long-métrages : Neruda ce mercredi et Jackie le 1er février prochain. Nous avons choisi de reproduire ici une chronique de Pascal Mérigeau, publiée dans le dernier L’Obs de fin 2016 et nous soulignons la critique de Philippe Lançon dans Libération datée du 4 janvier et consultable en ligne sur le site du journal.
Deux films d’un même cinéaste en moins d’un mois, voilà qui est inhabituel. Mais que ces films portent l’un et l’autre sur deux personnalités majeures du XXe siècle, c’est probablement du jamais-vu. Et si Neruda et Jackie ont en commun le nom et la marque de Pablo Larraín, ils sont nés dans des conditions très différentes. Larraín le Chilien, quadragénaire depuis août dernier, pensait au premier depuis longtemps. « Le Chili a été dessiné par ses poèmes, qui ont fait de nous ce que nous sommes », dit-il. L’entretien a lieu dans un salon de l’ambassade du Chili à Paris, raison supplémentaire de rappeler, à la suite du cinéaste, que « Pablo Neruda fut aussi diplomate, consul à Calcutta et à Buenos Aires notamment, puis ambassadeur à Paris, nommé par Salvador Allende ; son engagement politique fut constant, il fut sénateur et aurait pu devenir président du Chili, il était expert en littérature et histoire littéraire, amateur passionné de vin, collectionneur, grand voyageur »….
Par quel versant s’attaquer à la « montagne » Neruda ? Cette question, Larraín se l’est posée pendant des mois, des années même, puisque sa décision de consacrer un film au poète fut prise au lendemain de la réalisation de No, son quatrième film (2012) : « Nous sommes partis, le scénariste et dramaturge Guillermo Calderón et moi, sur un projet biographique classique. Et puis, très vite, nous avons compris que c’était une folie : comment enfermer Neruda dans une boîte ? Et pourquoi ? L’idée nous est venue que l’histoire pourrait être racontée par le policier qui l’a traqué en 1948, et qu’ainsi il serait question autant du mythe Neruda que de sa personne. Bientôt, nous avons compris que seul Neruda lui-même aurait pu écrire cette histoire. Le flic est devenu alors un personnage imaginé par Neruda… C’était un peu comme si, pour un film sur les Beatles, nous composions une nouvelle chanson des Beatles »…
Au temps où est situé le film, Gabriel González Videla vient d’être élu président du Chili et déclenche dans tout le pays la chasse aux communistes, ses alliés d’hier : Neruda est le communiste chilien le plus en vue, il se trouve donc en première ligne… lui qui pourtant fut le directeur de campagne de Videla. Cette traque, qui contraindra le poète à l’exil, est conduite par un certain Oscar Peluchonneau. Peluchonneau, un nom de cinéma ? Non et oui. Non, parce qu’un certain Oscar Peluchonneau occupa des fonctions importantes dans la police chilienne au début des années 1950. Oui, parce que le Peluchonneau incarné dans le film par Gael García Bernal est entièrement fictif : « Du vrai Peluchonneau, nous n’avons retenu que le nom et la profession, tout le reste est inventé ». Un exemple parmi plusieurs dizaines des variations et dérivations dont procède le Nerud de Pablo Larraín, mais ce détail-là contribue à accentuer le caractère dostoïevskien du film : « Je pense vraiment que tout film est dostoïevskien… En tout cas, tout film en lien avec la politique est à moitié dostoïevskien et à moitié kafkaïen. Ce sont là des abstractions, sans doute, mais mon pays est une abstraction! Le Chili a été façonné par ses poètes, il est fait entièrement de métaphores ».
Neruda s’apparente ainsi à l’histoire d’une personnalité qui construit sa légende, son propre mythe. « Cela lui est nécessaire », précise Larraín. « Plus Neruda sera connu, mieux sa voix portera dans le combat politique qu’il mène ». Mais cette personnalité étant aussi et avant tout un poète, le film se trouvait placé devant l’obligation d’épouser intimement le rythme des poèmes de Neruda. C’est ce qu’initie de manière éblouissante la première scène, brillantissime plan en mouvement sur Neruda (passionnante composition de Luis Gnecco) entouré de ses collègues sénateurs au beau milieu d’une pause lavabos : « Je sais bien que relier le cinéma à la poésie est extrêmement périlleux, mais en l’espèce nous n’avions pas le choix. Tous les gens qui ont travaillé sur le film étaient comme “infectés” par les poèmes de Neruda, les mots de Neruda sont devenus leur peau. C’est un virus qui contamine le film, lequel prend tour à tour la forme d’un film noir, d’un thriller, d’une poursuite, d’un road-movie (il y a plus de 70 décors naturels différents) qui passe du Chili à l’Argentine, de l’Argentine à la France… À mes yeux, un film est un moyen de rejoindre des lieux que je ne connais pas à l’avance ». En conclure que c’est le film qui le guide ? « D’une certaine manière, oui. Mais je suis convaincu aussi que, face à un personnage, qu’il soit réel ou inventé, il faut avant tout trouver la faille. C’est la fissure dans le plafond qui déclenche tout ».
“CE SONT DEUX ANTI-BIOPICS!”
La fissure est apparente également dans Jackie. Les fissures, même. À l’heure où le film s’en saisit, la vie de Jackie Kennedy est dévastée : le jour de l’entretien qu’elle accorde à un journaliste (non nommé dans le film, il s’appelait Theodore H. White et l’interview paraîtra dans Life Magazine), moins d’une semaine s’est écoulée depuis la tragédie de Dallas et ce sont ces journées-là que Jackie retrace, des instants qui ont suivi l’assassinat de son mari jusqu’à ses obsèques. Jackie, c’est Natalie Portman, renversante. Et c’est à Paris que Pablo Larraín a rencontré l’actrice pour la première fois : « Je travaillais alors au montage de “Neruda”, mais c’est à Berlin que le film est né : c’était en février 2015, je présentais en compétition “El Club” [son film, magnifique, sur les prêtres convaincus d’agressions pédophiles et mis au secret par l’Église, y a reçu le grand prix du jury]. Au cours de la soirée qui a suivi le palmarès, Darren Aronofsky, qui présidait le jury, m’a demandé si je serais intéressé par un film sur Jackie Kennedy. J’ai pensé que ce n’était rien de plus qu’une conversation de festival, mais deux semaines plus tard j’ai reçu le scénario de Noah Oppenheim. Voilà comment je me suis trouvé à réaliser trois films en dix-huit mois. Et c’est ainsi que Pablo Neruda et Jackie Kennedy se sont rencontrés… dans mes cauchemars : je rêvais qu’ils jouaient aux échecs ensemble ! »
Entre le poète et la grande dame, rien de commun a priori, et pourtant : « Neruda et Kennedy étaient des adversaires politiques et, dix ans après Dallas, le destin du Chili basculait selon la volonté et l’action des Américains. Mais, par ailleurs, tous deux sont des icônes du siècle dernier et, surtout, l’un et l’autre sont “travaillés” par le désir de construire leur mythe : Jackie entend faire de son mari une légende et devenir elle-même une icône. C’est pour cela qu’elle accorde cet entretien ». Entretien auquel Larraín a choisi d’en adjoindre un autre, authentique également, mais qui ne figurait pas dans le scénario initial : « Quelque deux ans avant Dallas, Jackie a reçu à la Maison-Blanche une équipe de télévision. Quand j’ai découvert ce programme intitulé “Une visite de la Maison- Blanche avec Mme John F. Kennedy”, j’ai été sidéré de tout ce qu’il m’apprenait sur elle et, plus que tout, de l’entendre évoquer la situation de la veuve d’Abraham Lincoln en ce même lieu, au lendemain de l’assassinat de son mari ».
Le film montre Jackie Kennedy à la Maison-Blanche, veuve elle aussi, avalant force vodka et calmants, jouant sans relâche le disque de la comédie musicale Camelot, plus précisément la chanson chantée par Richard Burton qu’elle et son mari écoutaient régulièrement avant de s’endormir : « Le film se termine sur le dernier ver, sur l’évocation de “ce bref moment où exista un monde enchanté” : c’est une idée extrêmement naïve de ce que peut être le pouvoir absolu, mais elle ouvre une porte sur la personnalité du couple Kennedy ». Des portes, le film en ouvre quelques autres, mais le mystère demeure, et c’est aussi ce qui a fasciné le cinéaste : « Le mystère de Jackie Kennedy est ce que j’admire le plus en elle. Comment a-t-elle réussi à surmonter ces épreuves auxquelles rien n’avait pu la préparer? C’est une des questions qui forment le cœur du film, mais je doute qu’il soit possible d’y répondre de manière réellement satisfaisante. Il existe des milliers d’articles, de films, de portraits, c’est absolument démentiel, et pourtant personne ne peut dire qui elle était vraiment. Et même, sans qu’il soit nécessaire d’exagérer, personne ne sait rien d’elle. Elle a pris soin de ne jamais rien révéler de son être intime. Et cela, j’ai su très vite que Natalie pouvait le jouer, au-delà de la certitude qu’elle pouvait avoir le même port, la même élégance, la même sophistication que Jackie ».
Aux yeux de ceux qui verront le film, aucun doute, Jackie Kennedy s’incarnera désormais en Natalie Portman. Larraín l’a choisie et souhaitée, quand Darren Aronofsky pensait quant à lui plutôt à Rachel Weisz. Il la filme souvent en gros plan, dont il impose la durée à l’écran, amenant ainsi le spectateur à s’immerger dans le regard de l’actrice, dans les yeux du personnage, en quête désespérée d’un secret insondable. C’est ainsi également que, tout comme Neruda, de manière à la fois différente et étrangement proche, Jackie s’impose moins comme un biopic (« Ce sont même deux anti-biopics ! », selon l’auteur) que comme un film sur le cinéma et, accessoirement, sur les tours inattendus que peut prendre la création cinématographique : « C’était assez étrange. Les extérieurs ont été filmés aux États-Unis, mais nous avons réalisé toutes les scènes d’intérieur dans les studios de Luc Besson. Imaginez, nous travaillions en France, avec des acteurs américains, les techniciens étaient français, le film parlait anglais et j’étais là au milieu, moi, le Chilien… Il arrivait que je me demande ce que je faisais là ». Ce qu’il faisait ? Sans préjuger du programme des mois à venir, c’est bien simple : un des plus beaux films de l’année 2017.
Pascal MÉRIGEAU
L’OBS du 22 décembre 2016