Quelques sous-titres à ce nouveau livre de l’Argentin Rodrigo Fresán seraient possibles, par exemple Tout savoir autour de la littérature ou Vie, mort et postérité des écrivains ou encore Magie et lassitude de l’écrivain, l’Écrivain étant un des personnages récurrents, qui n’est pas qu’un écrivain mais aussi une espèce de dieu tout puissant qui doute, qui rit, qui manipule, souffre. La part inventée pourrait presque ressembler à un bilan si son auteur était plus âgé, ce sera sans aucun doute une étape importante dans sa création.
Photo : Alchetron
Installons-nous bien. Prenons notre temps. Au début, tout est un peu flou, on distingue peu à peu la silhouette d’un petit garçon sur une plage, celle de ses parents qui ne s’entendent plus guère mais qui continuent à lire ensemble le même roman dans deux éditions différentes, une vieille habitude… On est partis pour un univers sensoriel. Proust n’est pas très loin et, chez Rodrigo Fresán, on voyage souvent dans un halo lumineux, parfois insaisissable mais si beau, parfois d’une netteté éblouissante.
« Je préfère me présenter comme un auteur profondément engagé dans l’irréalité », se confie-t-il. Il y a pourtant des personnages, dans La part inventée : le Garçon, sa Sœur, l’Écrivain, sont-ils nés dans la réalité ou dans l’imagination de l’auteur ? Sont-ils plus ou moins réels que Scott Fitzgerald ou que Bob Dylan, qui apparaissent, disparaissent et réapparaissent au long des huit parties qui composent le livre.
Car, sans jamais s’égarer, Rodrigo Fresán prend des chemins de traverse, mène son personnage central, cet Écrivain, ce Garçon ou cet Homme Seul sur la plage de son enfance, dans une salle des urgences d’un hôpital anonyme ou dans un avion suspendu à dix mille mètres d’altitude, fait vivre, écrire et mourir William S. Burroughs, cite dans une même phrase Flaubert et Kubrick sans la moindre pédanterie.
Il magnifie et ridiculise le « métier » d’écrivain et, parallèlement, il ridiculise sans la magnifier la belle famille de Pénélope, la Sœur, une famille allergique à l’écrit, dont les membres pensent avoir réussi une œuvre littéraire si leurs tweets atteignent les 140 signes et qui s’inquiètent désormais d’avoir un écrivain (sans majuscule !) dans la famille, une famille catholique tendance ouvertement traditionnelle dont les deux voyages marquants ont été une visite au Vatican et une autre à Disneyland, car pour eux la religion est un spectacle à peine plus obligatoire qu’une telenovela.
Rodrigo Fresán glisse quelques obsessions ‒ du personnage ? de lui-même ? ‒, l’admiration, la dévotion pour Scott Fitzgerald et aussi, indirectement, pour un de ses avatars postérieurs, le flambant neuf prix Nobel de littérature, Bob Dylan. Ainsi toute une partie du roman fait vivre de façon saisissante la naissance de Tendre est la nuit. Quelques autres obsessions, en vrac : Pink Floyd, 2001, l’Odyssée de l’espace ou Vladimir Nabokov.
Le roman s’achève avec un éblouissant portrait de notre monde moderne et l’analyse pleine d’une amertume amusée, d’une dérision mâtinée d’autodérision, pleine de l’évolution de ce qu’on a appelé pendant des siècles « intellectuel » et qui est devenu mécanique ou informatique. Au risque de passer pour passéiste, l’auteur (à moins que ce soit le personnage) donne sa liste de ce que le modernisme de ces toutes dernières années nous a fait perdre à tous. Par exemple il remarque, très justement, qu’apprendre la nouvelle grammaire, celle qui se crée sous nos yeux, tkt, j t explik, est au moins aussi ardu que cet exercice qui consistait à se mettre dans la tête celle que l’école nous a apprise. Tout est vrai, drôle, tragique, les questions qu’il pose ramènent aux bases : est-on plus cultivé quand notre tablette est riche de deux mille romans qu’on n’a pas lus et qu’on n’aura jamais le temps de lire ? Quel enrichissement rapportons-nous d’un voyage dont nous revenons avec 4000 photos de paysages que nous n’avons pas regardés, trop attentifs au bon moment pour presser le bouton et réussir le clic ?
Ainsi on navigue du grave au léger, victimes ravies (aux deux sens du mot) par cet Écrivain-personnage qui nous prend et nous retient dans la construction apparemment fragile de son édifice de soie et de béton, une construction admirable de force et de subtilité. Tout est imaginé et réel, tout est inventé et rien n’est né dans l’imagination du personnage-écrivain, puisque tout vient de lui, est lui. Rodrigo Fresán demande beaucoup à son lecteur, parce qu’il le respecte, et lui donne encore bien plus. On a souvent tort d’être impressionné à l’avance par un ouvrage : c’est valable pour Proust ou pour Bolaño, on peut aujourd’hui rajouter Fresán. Ne pas oser se lancer, ce serait se priver d’une très grande leçon de littérature, celle qui s’écrit et celle qui se lit.
Christian ROINAT