Quand on lit un roman contemporain, en Europe ou en Amérique, il nous arrive de plus en plus souvent de nous demander si on est devant une pure fiction, une autobiographie véritable ou déguisée. C’est l’impression qu’on ne peut manquer d’avoir en découvrant cet écrivain péruvien, Jeremías Gamboa né en 1975 à Lima, comme son personnage, Gabriel Lisboa dont la trajectoire est très proche de celle de l’auteur.
La famille du jeune Gabriel vient d’éclater, ses parents vivent désormais chacun de son côté. Le jeune adolescent est recueilli par son oncle Emilio et sa tante Laura qui mettent leurs faibles moyens en œuvre pour qu’il survive et, si possible, qu’il s’élève de quelques degrés dans l’échelle sociale. Dix ans plus tard, Gabriel est toujours à Lima, assis devant le clavier de son ordinateur, il écrit les premiers mots de ce qui sera, peut-être, son autobiographie ou peut-être son premier roman.
On a l’impression de suivre une existence somme toute banale exprimée dans la plus grande simplicité et on assiste à la naissance de ce qui pourrait être une vocation d’écrivain. Mais quel est le sens de ce mot, « vocation » ? Journalisme, poésie, quelle voie choisira Gabriel pour enfin se sentir écrivain ? Plus profondément, et Jeremías Gamboa le montre très bien, on assiste aux débuts d’une reconnaissance de soi. Gabriel Lisboa commence à exister pour lui-même sous nos yeux. Cela commence en réalité par les yeux de son ami le plus proche. Sous une forme où tout est sage (la chronologie, les étapes de la découverte), Jeremías Gamboa réfléchit, fait réfléchir son personnage et ses lecteurs, sur toute une série de questions qui ne manquent pas d’intérêt : la naissance d’une œuvre, les mystères de la création : écrire, c’est-à-dire pour lui, écrire une œuvre poétique ou narrative, pas un article ou une chronique, Gabriel Lisboa sent en lui qu’il le fera. Mais cela ne se fait pas sans mal. Il vit au jour le jour, sans faits marquants en dehors de ses promotions professionnelles successives. Un jour cela finira par se faire, et ce sera le livre que nous avons sous les yeux. Ce livre, on peut le lire de diverses façons : voir en lui un monument autoérigé indirectement par Jeremías Gamboa à sa réussite sociale et professionnelle et à la reconnaissance dont il jouit. On peut y voir aussi une analyse qui sous cet angle devient émouvante par sa façon de tout livrer avec une naïveté qui devient pure honnêteté. On peut également sourire (un sourire attendri) de cette immaturité partagée avec sa bande d’amis qui, à vingt-cinq ans bien sonnés créent une sorte de société secrète et la font vivre religieusement, et avoir envie de souhaiter au jeune homme de garder longtemps sa fraîcheur.
Une fraîcheur pourtant relative : son origine sociale est comme collée à sa personne, et quand il connaît enfin un véritable amour avec une jeune fille issue d’une famille très aisée (ils approchent tous deux de la trentaine), il découvre avec amertume que le Pérou a conservé les blocages sociaux du XIXe siècle. C’est la partie la plus intéressante de cette confession écrite à la troisième personne dans laquelle les blessures humiliantes infligées par les parents de la fille s’ajoutent aux tentatives ratées d’enfin écrire une nouvelle ou un roman qui le satisfasse, les deux souffrances étant liées par le manque de confiance en soi. Cette première création littéraire de Jeremías Gamboa, qui a été soutenue par une importante campagne de promotion, au point d’irriter certains journalistes liméniens, mérite d’être confirmée. On attend le deuxième roman, sur lequel, nous dit-on, il travaille activement.
Christian ROINAT