Après avoir publié indépendamment les deux premières parties de cette trilogie (en 2012 Les travaux du royaume et en 2014 Signes qui précéderont la fin du monde), les éditions Gallimard proposent l’œuvre intégrale, enrichie donc de la dernière partie intitulée La transmigration des corps. Trois courts romans qui se complètent pour montrer d’une façon tout à fait originale une certaine réalité de la frontière nord du Mexique.
Du premier tome, Les travaux du royaume, nous disions à sa sortie : « Yuri Herrera, dont c’est le premier roman, surprend dès les premières lignes par son style dont l’abstraction crée une atmosphère assez floue qui se confirme tout au long du récit. Et c’est bien ce flou soigneusement entretenu qui donne son charme à ce court récit qui se situe à la fois dans notre réalité contemporaine et dans un temps presque universel. On est de l’autre côté du décor, le côté où les règlements de comptes, les tortures, les assassinats se réduisent à de vagues informations. Tout ou presque est vague dans cette description d’un palais où l’on se croise sans se parler, où l’on sent en permanence une potentielle menace… venant d’où, de qui, motivée par quelle parole imprudente, quel geste, mais dans lequel on se sourit, à tout hasard. Au-delà de cette réalité que l’on sait tragique, le lecteur est plongé dans ce qui pourrait ressembler à un conte de fée grâce à un délicieux décalage entre les décors, que l’on doit imaginer, les activités des personnages, qui s’imposent parfois avec une réelle violence et la réalité, qui n’est jamais décrite, constamment suggérée, de ce Royaume que l’on sait impitoyable. Il y a là à la fois les ingrédients du roman médiéval, du roman de chevalerie, et les ingrédients du thriller moderne autour des mafias de la drogue. Le personnage principal est l’innocent plongé dans les arcanes du Mal ».
Du deuxième roman Signes qui précéderont la fin du monde : « Dans son roman précédent, Yuri Herrera avait choisi une ambiance faussement médiévale pour parler du monde des trafiquants de drogue, au nord du Mexique et donner un recul presque poétique à un véritable thriller moderne. Il veut cette fois parler de frontière(s) et pour cela il choisit de parodier, en quelque sorte, le conte initiatique, auquel il mêle les légendes indiennes. Signes qui précéderont la fin du monde est un récit initiatique sans nul doute, mais aussi un conte philosophique et un roman social qui empiète parfois sur le fantastique. L’histoire, la « grande », est là, on devine la guerre contre l’Irak et les rapports toujours problématiques entre le Mexique et les États-Unis. On la sent affleurer au second plan, derrière l’histoire personnelle de Makina, envoyée par sa mère à la recherche de son frère parti pour l’autre côté de la frontière. En neuf chapitres, Makina vit neuf étapes, neuf sortes d’épreuves dont certaines, comme la traversée des montagnes d’obsidienne, ressemblent au passage dans la mythologie aztèque entre le monde des vivants et celui des morts, et d’autres font irrésistiblement penser à l’actualité la plus prosaïque, comme la traversée du Río Grande sur des pneus de camions. Et, bien sûr, l’ultime étape sera la résolution de toutes les épreuves vécues depuis la première ligne« .
Le troisième sous le titre La transmigration des corps referme en quelque sorte la parenthèse ; il replonge le lecteur dans l’univers des gangs qui se prennent pour des justiciers alors qu’ils ne sont que de simples voyous. C’est encore une fois un Mexique à la fois familier et au fond peu connu qui nous est montré. Il y a beaucoup d’argent et pourtant beaucoup de misère. On est riche en pesos et en dollars, mais on est dans une misère intellectuelle et humaine à peu près totale. L’argent ne sert qu’à se noyer dans l’alcool ou à dominer les autres, tous les autres, rivaux, associés ou serviteurs. Ces malheureux sont tellement peu humains qu’ils n’ont même pas de nom. On les appelle par leur fonction, qu’ils soient en haut ou en bas de l’échelle sociale.
Comme dans les deux premiers romans, toutes ces réalités peu attrayantes apparaissent un peu floues. Yuri Herrera les filtre par ses phrases et ses mots choisis légèrement à côté de leur sens courant. Ces réalités, il les présente bien comme des situations réelles ‒ ce qu’elles sont ‒, mais nimbées de ce qu’on pourrait qualifier de poésie si on oublie un instant leur cruauté. Les amateurs de naturalisme risquent d’être pour le moins déconcertés, les tenants d’une pure littérature seront ravis. On a eu un grand plaisir à découvrir chacun des deux premiers romans. On en a encore davantage en ayant l’intégralité de la trilogie, car chaque partie complète les deux autres.
Christian ROINAT