Christopher Domínguez, de nationalité mexicaine, est critique, journaliste et historien littéraire. En tant que juré, il a participé au Premio Iberoamericano Manuel Rojas qui vient de récompenser l’œuvre de César Aira. Il est de retour au Chili, invité au VI Festival Puerto de Ideas de Valparaíso et à la Feria Internacional del Libro de Santiago, la FILSA. Cet article, écrit par la journaliste María Teresa Cardenas, a été publié par El Mercurio du dimanche 23 octobre et traduit par nos soins.
Una vez el azar se llamó Gonzalo Rojas, tel est le titre de la première prestation de Christopher Domínguez Michael (1962) lors du Festival Puerto de Ideas. Pour l’occasion le critique et historien littéraire mexicain a dialogué avec Fabienne Bradu, essayiste, narratrice et traductrice française demeurant au Mexique. Elle est spécialiste de l’œuvre de l’écrivain chilien Gonzalo Rojas et auteur de sa biographie intitulée El volcán y el sosiego qui vient de sortir au Fondo de Cultura Económica. Or cette réunion à Valparaíso n’est en rien le fruit du hasard. Ils se sont rencontrés pour la première fois dans les années 1980, sous l’égide d’Octavio Paz qui leur proposa de collaborer à sa revue Vuelta en compagnie d’un groupe sélectionné de jeunes intellectuels. « Je vois un point de convergence entre la biographie de Gonzalo Rojas écrite par Fabienne Bradu et celle d’Octavio Paz que j’ai écrite », précise Domínguez, l’auteur de Octavio Paz en su siglo (Aguilar, 2014). Mais cette convergence n’a pas été préméditée, ajoute-t-il : « Pour ce qui est de l’écriture de nos deux livres, nos seuls échanges se sont limités à quelques courriers électroniques d’aide réciproque. Nous avons en commun des années d’amitié et de complicité. J’espère que nous pourrons transmettre à notre public de Valparaíso une part de cette empathie ».
Domínguez est aussi, parmi d’autres titres, l’auteur d’une polémique Antología de la narrativa mexicana del siglo XX. Il a écrit d’autres essais : La sabiduría sin promesa. Vida y letras del siglo XX, Servidumbre y grandeza de la vida literaria et Tiros en el concierto. Literatura mexicana del siglo V. Le lien qui unit Domínguez au Chili est ancien et sa découverte de Gonzalo Rojas en est la preuve. « Quand j’ai fait sa connaissance, j’étais très jeune puisque j’ai passé mon enfance à Mexico avec les enfants des exilés du coup d’état de Pinochet. Fin des années 1980, parmi les lecteurs mexicains fervents de poésie, la présence de Gonzalo était incontournable. J’ai connu la personne en premier, ensuite son œuvre. Ses amis politiques ne lui faisaient pas trop confiance. Un poète à moitié anarchiste, velléitaire. Ce n’est qu’après que je l’ai lu sérieusement, quand sont sortis ses premiers recueils. J’ai commencé par Del relámpago. Au début, je n’ai pas tout compris : les récitals de poésie me laissent indifférent. Et puis, je l’ai écouté et là, j’ai compris ce qu’était le rythme. C’était comme écouter Héraclite d’Éphèse. Il serait heureux, Gonzalo Rojas de savoir que le Prix Nobel a été attribué à Bob Dylan ».
Et jusqu’à ce moment-là, que connaissiez-vous de la poésie chilienne ?
Je connaissais bien Pablo Néruda. Après Gonzalo, il y a eu Gabriela Mistral, Nicanor Parra, Raúl Zurita. Et puis les autres. La tradition est très riche, vous le savez bien.
Il existe aussi une tradition de guérillas littéraires réactivée par Bolaño lors de ses voyages au Chili et par exemple, la poésie de Nicanor Parra l’a beaucoup plus enthousiasmé que celle de Gonzalo Rojas.
Gonzalo a beaucoup souffert de cette préférence marquée pour Parra car lui aussi admirait beaucoup Roberto Bolaño. Bolaño, je ne l’ai pas connu, ni même rencontré, était un peu manichéen ou bipolaire. Il fonctionnait sur la dialectique ami/ennemi. Il lui était impossible d’être l’ami de deux personnes appartenant à deux camps différents. Il fallait toujours choisir. Il était très militant. Des guérillas littéraires il y en a de partout. Mais rares sont les pays où la guérilla littéraire pèse aussi lourd qu’au Chili. « Le Mexique fut une vice-royauté, le Chili fut une gendarmerie », disait Gonzalo. Ici nous pêchons par courtisanerie et hypocrisie, eux par cynisme et mauvaise d’éducation ».
Comment interprétez-vous l’aspect prolifique de l’œuvre de Gonzalo Rojas dans sa maturité et même dans sa vieillesse ?
C’est sans doute un cas étonnant de late style, comme dirait Said. Et dans ce cas, il aurait raison.
Quelle est la caractéristique essentielle de son style tardif ?
Reprenons les mots de Castañón. Chez Rojas, il n’y a pas de progrès, il y a du mouvement. Il croyait en l’éternité et à l’éternel retour. Plus qu’un moderne, il fut un présocratique. On peut aussi dire le contraire : jamais il ne fut aussi jeune qu’à l’âge de la vieillesse.
Vous dites dans La sabiduría sin promesa que dans aucune littérature d’Amérique Latine l’avant-garde ne jouit du prestige qu’elle a au Chili. Les poètes ont-ils été ceux qui en ont tiré le plus d’avantages ?
« C’est possible. Le roman n’était pas du goût de cette avant-garde. Bolaño est peut-être la synthèse entre poésie et roman dans la nostalgie de cette avant-garde ».
Bolaño représente également la synthèse des deux traditions dans lesquelles, à vos yeux, il évolue : celle de l’avant-garde chilienne et le monde crépusculaire de la mexicaine. Cela le rend-il unique ?
Je crois que Menéndez Pelayo et Pedro Henríquez Ureña continuent d’avoir raison : la poésie mexicaine tend vers le crépusculaire en effet et nos avant-gardismes, du stridentisme à l’infraréalisme, sont souvent ridicules. Ils manquent de naturel. Ils débordent d’un académisme hors de la logique. Le Chili des Parra, des Lihn, des Jodorowsky ou du premier Zurita est unique. La poésie surréaliste argentine par exemple -si bonne qu’elle soit- ne semble jamais d’avant-garde. Elle est trop européenne. L’isolement du Chili a été bénéfique et c’est pour cette raison que de nos jours il est le pays le plus cosmopolite de l’Amérique du Sud en littérature. À Buenos Aires, ils continuent de se regarder le nombril. Et ils poursuivront dans leur désespoir de ne pas être Paris, dans leur désespoir de devoir être l’Amérique Latine. Octavio Paz disait aux soeurs Ocampo et aux gens de Sur que le péronisme était la plus belle démonstration du caractère latino américain de l’Argentine. Dans l’avant-garde, il y a toujours une composante propre à l’enfant riche et grossier. Gide disait que les surréalistes n’hésitaient pas à s’en prendre à un curé dans le métro mais pas à un militaire. Voilà pourquoi un Enrique Lihn sous la dictature est si admirable.
Vers quel genre penche aujourd’hui la balance de la littérature chilienne ?
Toutes les littératures importantes cultivent tous les genres. Et c’est pour cela qu’elles le sont. Je suis vieux jeu et je n’apprécie pas les sous-genres .
Á Puerto de Ideas, Christopher Domínguez va dialoguer aussi avec l’écrivain et journaliste cubain Leonardo Padura connu pour ses romans policiers dont le héros principal est un détective, Mario Conde. Mais le critique mexicain préfère chez Padura les œuvres qui combinent fiction et chronique historique : La novela de mi vida sur le poète cubain José María Heredia et El hombre que amaba a los perros, inspiré de l’histoire de Ramón Mercader, l’assassin de Trotsky. Il est certain que le journalisme et le roman policier, sans oublier l’obligation de ne pas être trop désagréable avec la dictature décadente de Cuba, l’on aidé à raconter l’histoire comme un romancier. C’est comme si personne ne connaissait ni Heredia ni l’assassin de Trotsky. Et Padura les évoque avec simplicité. Je la connaissais par cœur l’histoire de Mercader mais j’ai apprécié que Padura me la raconte une nouvelle fois. Quant à Heredia, le grand poète à qui l’ingrate littérature mexicaine doit tant, les seuls à l’avoir compris sont Martí et Padura ainsi qu’un petit nombre de professeurs cubano-mexicains.
Pensez-vous que le roman policier a permis de bien explorer et représenter la réalité cubaine ?
Je n’aime pas le roman policier. Le personnage du détective est une représentation ordinaire et dégradée de l’intellectuel. Aux yeux de certains, c’est un exploit. Pas pour moi. Je sais que c’est un de mes dadas et qu’au moindre débat, je finirais battu. Que ce soit en présence de Borges, de Gide ou de Reyes. Je peux me tromper. Jamais je n’ai lu un roman policier pour son genre littéraire. Je suis vieux jeu et je méprise les sousgenres. Certes il existe des romans merveilleux où l’on commet des crimes, comme par exemple Les Frères Karamazov, certains romans de Padura et beaucoup d’autres. Mais pour moi, le roman n’a pas pour objectif d’explorer une réalité. Il sert plutôt à révéler l’imagination d’autrui. Le réalisme est une étiquette incontournable mais il est coupable de beaucoup de confusions. Le Paris de Balzac est fantastique dans tous les sens du terme. Il parle de « comédie humaine » pour bien montrer son lien avec Dante. Mais le XIXe ne l’a pas compris, le XXe un peu mieux. Le roman de Padura sur Heredia dit plus de choses sur le castrisme en contrepoint avec la situation actuelle de Cuba.
Êtes-vous vieux jeu aussi lorsqu’il s’agit d’identifier les genres ?
Les genres évoluent au point de disparaître. L’épopée et l’allégorie se sont effacées, il en est de même pour le genre pastoral qui s’est déplacé vers d’autres genres. À croire les travaux de certains dramaturges, le théâtre n’est plus de la littérature depuis longtemps. Je ne nie pas l’existence du genre policier, simplement je considère que, lorsqu’un auteur choisit de se cantonner à un livre de recettes – même s’il faut du courage pour y parvenir-, il trahit un mélange pernicieux d’imagination pauvre et de grand besoin d’être lu. À n’en pas douter, on peut trouver dans ce sous genre des trames superbes, je ne l’ignore pas mais cette formule et ses prétendues critiques sociales me fatiguent. Le crime devient l’expression de l’inégalité et de l’injustice. J’attends encore l’œuvre d’un auteur de roman policier empreint de métaphysique. C’est le mal qui m’intéresse, pas le crime.
Et que pensez-vous de ce genre à la mode qu’est l’autofiction ?
L’autofiction est une pantalonnade académique. Tous les deux ans on est impatient d’inventer quelque chose de neuf pour justifier les normes imposées par les recommandations officielles. On vend l’autofiction comme une nouveauté… C’est honteux. Stendhal dans Souvenirs d’égotisme, Dostoïevski dans Souvenir de la maison des morts, Proust –rien que ça- dans La Recherche du temps perdu ont-ils fait autre chose ? Dans une époque comme la nôtre, obsédée qu’elle est par la mémoire historique, il est pour le moins bizarre qu’on s’en prenne sans broncher à la mémoire littéraire .
María Teresa CARDENAS (El Mercurio)
Traduit par
Jean-Paul Bostbarge