Publié en 2004, quelques mois après la disparition de Roberto Bolaño (2008 pour la traduction française aux éd. Christian Bourgois), considéré dès sa sortie comme le chef d’œuvre de son auteur, cet immense roman, par sa taille (1100 pages) comme par ses qualités, était-il adaptable au théâtre ? Une première version scénique en espagnol, par Àlex Rigola et Pablo Ley est donnée en 2007 à Barcelone au Teatre Lliure, puis dans le reste de l’Espagne avant une tournée en Amérique latine et en France. La structure du roman, en fait cinq romans qui se répondent, se complètent et finissent par faire un tout unique et cohérent, est respectée et la séance dure six heures. Lire aussi notre chronique après Avignon.
Photo La Fabrique Simon Gosselin
En 2016 le Français Julien Gosselin crée à Valencienne, avant de le proposer à Avignon, sa version, douze heures, entractes compris, une plongée dans l’univers imaginé par Bolaño. La structure est la même, cinq pièces dont chacune dure de une heure trente à deux heures, qu’il est souhaitable de voir dans leur continuité. Ce qui apparaît immédiatement dès le début de la représentation, c’est l’intelligence de l’adaptation et de la mise en scène et le respect pour le texte original. Julien Gosselin n’a pas cherché à se mettre ou à mettre ses comédiens en valeur. L’essentiel était de faire partager son admiration pour une œuvre démesurée, surhumaine, glaçante et terriblement émouvante. Au sens noble du terme, il sert Bolaño en permettant de visualiser ses mots et ses phrases.
Une conception scénique relativement simple (des modules roulants, cubes de verre qui ouvrent des espaces intérieurs, chambre à coucher, salon, bureau), des musiciens qui accompagnent, discrètement souvent, parfois qui participent directement au crescendo de la tension, lumières toujours très efficaces, qu’elles soient atténuées ou violentes et surtout une troupe de comédiens dont la prestation est à saluer sur tous les plans : la qualité de leur jeu d’abord, et aussi leur endurance, leur investissement et, ce qui est encore plus rare, le bilinguisme parfait de plusieurs d’entre eux, qui alternent l’anglais, l’espagnol ou l’allemand et le français en toute facilité.
Le respect du texte passe aussi dans cette adaptation par de longues citations du roman, phrases projetées sur l’écran (l’interminable énumération des victimes de Santa Teresa, aussi éprouvante ainsi « scénarisée » qu’à la lecture du roman) ou monologues dits par le personnage seul sur scène, simplement accompagnés par la musique, elle aussi prenante. Les images projetées (filmées en direct la plupart du temps), loin de sembler artificielles comme cela se produit parfois, donnent une vision de proximité qui s’ajoute à la vision globale et humanise davantage le journaliste ou l’intellectuel qui pourrait n’être qu’un personnage. On a du mal à la sortie d’une représentation aussi parfaite, de se retrouver sur une avenue parisienne parmi les sirènes des pompiers ou les klaxons aux feux rouges, de reprendre le métro, après ces heures de pur théâtre, de revenir à une vie quotidienne française. La solution serait peut-être de se replonger dans le roman…
Christian ROINAT