L’Uruguayen Mario Benedetti, décédé en 2009, est, au moins en Europe, en pleine « traversée du désert », phénomène courant malheureusement. Une nouvelle publication le concernant est donc particulièrement bienvenue. Les éditions Autrement en effet ont la bonne idée de proposer aux lecteurs français son premier roman, publié en 1953 et jamais traduit. Voilà une bonne occasion de découvrir ou de redécouvrir cet écrivain qui devrait tenir une place plus importante dans les lettres hispano-américaines.
Photo : Site Topsy/éd. Autrement
Romancier, essayiste, poète, auteur de cuentos, Mario Benedetti (1920-2009) a été le témoin et l’acteur de son temps, avec un rôle actif dans la culture et la politique, enseignant la littérature à l’université tout en militant dans son pays, avant de devoir s’exiler. Il a vécu en Argentine, au Pérou (où il a été emprisonné pour raisons politiques), en Allemagne, en Espagne et à Cuba, avant de pouvoir rentrer à Montevideo. Son œuvre poétique s’est enrichie jusqu’à ses dernières années. Il semblait moins à l’aise dans le domaine de la narration, ce qui ne l’a pas empêché de publier quelques authentiques chefs d’œuvre comme les cuentos de Con o sin nostalgia – Avec ou sans nostalgie (1977) et le roman Primavera con una esquina rota – Printemps dans un miroir brisé (1982), qu’on ne peut malheureusement plus se procurer dans leur version française.
Qui de nous peut juger, écrit de jeunesse, reprend le schéma du triangle amoureux, sujet intemporel et universel, inépuisable. Mais ce n’est pas le côté anecdotique qui a intéressé notre jeune écrivain. Il a préféré observer le cruel jeu des attirances et de l’indifférence entre les deux jeunes hommes et la fille. Ils ne se trouvent pratiquement jamais réunis en même temps (la figure dominante dans le film Jules et Jim). Mais les deux personnages en présence ne parlent que du troisième, pour faire son éloge. La nature de chacun le pousse à se rapprocher des autres, mais jusqu’à quel point est-ce possible, et jusqu’à quel point se rapprochent les deux autres ?
L’analyse de Mario Benedetti est d’une grande finesse. De grandes questions sont posées et, à chaque fois, le narrateur donne des amorces de réponses, quelques mots qui nous aident à creuser notre propre sillon, fait le plus souvent d’autres questions et de nos amorces de réponses. Les sujets abordés tournent autour du bonheur terrestre, de la prédestination par le caractère, l’amitié partagée, la solitude inhérente à l’être humain. A-t-on jamais mieux suggéré l’éloignement infini de deux jeunes mariés étendus immobiles côte à côte sur le lit conjugal ?
L’ombre d’Albert Camus (celle de L’Étranger ou de La Chute) semble planer sur ces vies banales, sur ces tâtonnements sentimentaux, sur cette résignation paisible, sur ces renoncements. Il y est aussi question de franchise, de lâcheté, de tout ce qui fait ou défait une amitié ou un amour. Cela en guère plus de cent pages. Chacun des trois personnages intervient à son tour, chacun avec sa propre façon de raconter sa vérité, trois histoires qui en font une dont seul le lecteur peut avoir une vision générale et peut-être objective. Chacun est le témoin de son échec, et le lecteur en est le témoin omniscient, joli retournement des codes romanesques traditionnels. On a beaucoup décrié le roman psychologique, qualifié de démodé, d’ennuyeux et de tant d’autres défauts. Lisons Qui de nous peut juger et on aura la preuve que cette façon de voir est elle-même dépassée, que subtilité et profondeur sont au rendez-vous.
Christian ROINAT