Il sort des dizaines de romans noirs chaque mois en France. La plupart du temps le succès dure quelques semaines, quelques mois dans le meilleur des cas. Et parfois un éditeur bien avisé décide de ressortir un ouvrage particulièrement fort. Ainsi, Rivages/noir qui avait publié en 1996 un véritable chef d’œuvre du genre, écrit en 1994, à Cuba, en pleine « période spéciale » (on peut s’amuser à détecter les allusions à cette actualité) et qui, vingt ans plus tard, n’a pas pris une ride.
Daniel Chavarría de toute évidence aime raconter des histoires. Dans Un thé en Amazonie, il ne s’en prive pas, pour notre plus grand plaisir. Quand, dans le genre du roman noir la plupart de ses confrères revendiquent l’efficacité, c’est-à-dire la rapidité de l’action (quoique, aux États-Unis la mode soit à la longueur, pour ne pas dire aux longueurs), il emmène son lecteur de la forêt amazonienne au Maroc de la guerre du Rif ou à Paris en plein Mai 68. Il raconte en détail la trajectoire d’un malheureux habitant du sertão, puis celle du fils d’un proche du général Primo de Rivera, près de Salamanque dans les années 30, bref, il prend son temps sans jamais faire naître l’ennui, il veut simplement donner tous les éléments pour que les personnages deviennent des familiers du lecteur. Et il sait bien ce qu’il fait, Daniel Chavarría, les liens se tissent peu à peu, une découverte « scientifique » qui semble chargée d’espoir pour la médecine moderne devient assez vite inquiétante par ses applications éventuelles : on ne s’est pas trompés, on est bien dans un roman noir. Chacune des ambiances, la forêt équatoriale, l’université de Salamanque en 1936, les rues de La Havane, tout est parfaitement évoqué pour qu’on ressente la moiteur, la violence ou l’ambigüité.
« La grande découverte psycho-pharmacologique du siècle », c’est une drogue issue de quelques arbres seulement proches d’un village au cœur de l’Amazonie, dont les vertus, connues de la seule tribu voisine, sont découvertes par un scientifique aventurier. Elle permet presque miraculeusement de faire disparaître les douleurs les plus atroces et aussi d’atténuer la volonté de son consommateur au point de l’annihiler. Les services secrets nord-américains, informés de la découverte, se sentent obligés d’intervenir.
Une fois la situation mise en place, il n’y a plus qu’à se laisser porter par le suspense, omniprésent, les rebondissements incessants, les surprises, mais ce qui est peut-être le plus intéressant est le point de vue de la narration. 90 % des romans d’espionnage à la disposition des amateurs occidentaux que nous sommes sont directement pro-américains (ou antisoviétiques). On sait d’avance où sont les menaces et d’où viendra la solution. Daniel Chavarría oriente tout son récit depuis l’intérieur de Cuba et après la Révolution. Il ne prend pas parti, mais montre le ressenti cubain par rapport aux grandes luttes idéologiques modernes, et cette vision est en littérature au moins d’une originalité absolue : mettre au centre de son histoire des Cubains victimes de l’espionnage international est tout à fait inédit.
Daniel Chavarría est né en Uruguay mais se définit lui-même comme écrivain cubain. Il réside à La Havane depuis 1969, date de son arrivée à Cuba dans un avion qu’il avait détourné. On voit que son originalité ne réside pas que dans son immense talent de narrateur !
Christian ROINAT