Kei Miller publie, aux éditions Zulma, son premier roman, L’Authentique Pearline Portious, dont la narration polyphonique est une invitation au voyage et forme un conte poétique et exotique.
Tout près de Cuba, un peu au Sud, se trouve la Jamaïque, essentiellement peuplée de descendants des esclaves noirs qui cultivaient la canne à sucre, et aussi d’une petite minorité de planteurs blancs. Indépendante depuis 1962, elle a gardé des liens étroits avec la Grande-Bretagne, malgré quelques sursauts politiques qui auraient pu remettre en cause son appartenance au Commonwealth. On y parle anglais (un anglais créolisé le plus souvent), mais on est bien dans la Caraïbe, couleurs, musiques, ambiances, religions. C’est de la Jamaïque que nous parvient la révélation d’un auteur de 38 ans, poète, auteur de nouvelles et de romans. Cette première publication en français est plus que prometteuse.
C’est d’abord à un voyage coloré sur son île que Kei Miller nous convie. Pearline Portious est le but de ce voyage, une jeune fille, une femme, une enfant (le temps qui passe ne compte guère dans cette histoire, et pourtant il la rythme), forte et toute simple, une personnalité qui n’est qu’à elle mais que toute Jamaïcaine pourrait partager avec elle. Deux narrateurs « officiels » se relaient, mais c’est une multitude de voix qui se font entendre dans un joyeux désordre, le désordre de la vie dans un pays misérable, sur le plan matériel, mais plein de vitalité. Le décor de la première partie est une léproserie tenue par un vieux prêtre acariâtre puis gâteux aidé par une de ces femmes, modèles de force, de dignité et d’énergie, Mman Lazare, une mère de substitution pour Pearline Portious. Pearline Portious, Mman Lazare, Adamine, la fille de Pearline, trois femmes qui n’en font qu’une, Kei Miller réussit un superbe portrait de LA Jamaïcaine, humaine, courageuse, lumineuse.
On est dans la Caraïbe, le surnaturel cohabite avec la réalité des choses ; Adamine se révèle être une Crieuse de Vérité, une femme peut-être élue. Celle qui a de subites révélations, est une femme par ailleurs ordinaire, elle doit gagner sa vie de façon tout à fait prosaïque, ce qui ne l’empêche pas d’avoir accès à l’au-delà. Elle-même s’avoue dépassée par sa capacité à connaître parfois ce qui va se produire autour d’elle. Mais même pour elle finalement la vie en Jamaïque finit par ne plus être possible. Comme tant d’autres, elle devra s’exiler. C’est quand notre Adamine se retrouve à Londres que, peut-être, commence vraiment son histoire, qui sait ? Celle que nous raconte Kei Miller a plusieurs débuts et même plusieurs fins. Celui qu’elle appelle Monsieur Gratte Papyé est le maître de tout : de ce qui est dit, de ce qui est tu, étant lui-même sous l’influence des récits quotidiens de son modèle et personnage principal. On vit presque physiquement la création de ce roman qu’on est en train de lire, on vit la création d’un monde et cette création est d’une beauté à la fois concrète et spirituelle, l’univers ainsi créé nous est ouvert avec une immense générosité.
N’oublions surtout pas la façon qu’a notre Monsieur Gratte Papyé de faire avancer son récit. Les voix se succèdent, se chevauchent, se contredisent, elles sont parfois des souffles, parfois des cris, parfois de longs silences. Il faut aussi souligner le travail de la traductrice qui a su trouver non seulement les mots, mais les rythmes, la saveur du langage créole (la vieille toktok, ou les yeux qui deviennent « puits-fontaine » dans le chagrin). Le charme des Antilles est là, puissant et touchant. On pourrait dire que plusieurs romans s’enchaînent pour n’en former qu’un seul. On pourrait dire que Kei Miller montre de façon éblouissante dans ces 300 pages qu’il est capable de réussir dans n’importe quel genre de littérature. Disons tout simplement que L’authentique Pearline Portious est de ces œuvres qui enrichissent et qui marquent.
Christian ROINAT