Il s’avère de plus en plus difficile de cerner les bornes de ce qu’est un roman, c’est à dire un récit traditionnel, avec « un début, un milieu et une fin ». S’il existe toujours, il prend parfois d’autres formes, éclate comme un puzzle, joue avec le réel sur lequel il s’appuie pour mieux s’en amuser. Le sous-titre du nouveau livre de Rodrigo Rey Rosa est bien récit ; est-il pourtant très différent d’un roman ?
Rodrigo Rey Rosa, donc, « narrateur », enquêteur, auteur, se plonge, pour occuper une période d’inaction, dans les archives, très secrètes, très incomplètes et très malmenées, de la Police nationale du Guatemala. Il n’a pas de but particulier, égrène pour commencer une liste de gens fichés pour des raisons politiques plus ou moins avérées (détention d’explosif ou pour « avoir bafoué le drapeau national »), ou pour de la simple délinquance (trafic de marijuana ou « dégradation des parterres floraux du Palais national »). Rien de bien spectaculaire à première vue, mais de quoi faire frémir, tant sont imprécises les accusations : y a-t-il une égalité de traitement entre l’auteur de plusieurs homicides et le cireur de chaussures qui exerce sans licence ? On peut se le demander, face à ces fiches froides et succinctes.
Rodrigo finit-il par déranger ? La suspension de l’autorisation de consulter les archives l’intrigue. Dans cette période d’incertitudes dans laquelle il se trouve personnellement (que veut-il vraiment ? Vers où vont le mener ces journées au fond plutôt stériles ?), il lit Voltaire, Pascal ou Bioy Casarès. Pourtant peu à peu des liens se tissent, on se convainc qu’au Guatemala tout est lié : vie politique, délinquance, terrorisme, extorsion d’argent par enlèvement ou par chantage. A partir d’un certain niveau social, il semble qu’on ne puisse y échapper : terrifiant constat, d’autant plus glaçant qu’il se fait dans une espèce de froideur et qu’il nous est donné parmi des évocations très personnelles, la fillette de Rodrigo dont il doit s’occuper un week-end, un repas de famille ou une soirée avec son amie.
Ainsi on a assassiné plusieurs députés salvadoriens sur le territoire guatémaltèque. Des membres de la Police sont impliqués sans que cela soulève une émotion particulière. On en exécute quelques uns sans jugement. Et on n’est pas dans un roman ! Un romancier oserait-il d’ailleurs de telles invraisemblances ? Il faut dire aussi que les archivistes qui s’activent autour des documents dénonçant les crimes de la police sont surveillés au quotidien par des policiers peut-être eux-mêmes impliqués dans ces mêmes documents : un romancier oserait-il… ? Et il n’est pas impossible non plus que certains des fonctionnaires de police que côtoie Rodrigo dans le présent aient participé à l’enlèvement de la mère de Rodrigo en 1981, six mois de tractations avant que, la rançon payée, elle soit rendue à sa famille.
Les rapports entre fiction et réel sont encore, et depuis toujours, une des questions les plus fondamentales autour du roman ; ils donnaient à Manège, un des romans précédents de Rodrigo Rey Rosa, cette impression de vertige propre à cette façon de faire. Dans Le matériau humain, le romancier offre en quelque sorte l’envers de la médaille : un « réalisme » qui devient romanesque. C’est en grande partie pour cela qu’il est passionnant. Et effarant par ce qu’il montre. Une grande réussite.
Christian ROINAT