Jorge Herralde (Barcelone, 1935) a fondé Anagrama en 1969. D’abord, à partir de la contreculture et de la gauche hétérodoxe, plus tard avec la collection Panorama de Narrativas (Panorama des narrations), dans laquelle il a accueilli en traduction quelques uns des écrivains les meilleurs et les plus rentables de son catalogue (Paul Auster, Nabokov, Martin Amis, Albert Cohen, Patricia Highsmith, John Kennedy Toole et une interminable liste…).
Avec la collection Narrativas hispánicas (Narrations hispaniques) dans laquelle ont été publiés Ignacio Martínez de Pisón, Enrique Vila-Matas, Rafael Chirbes ou Sergio Pitol, et la collection d’essais, Anagrama a formé plusieurs générations de lecteurs et a été fondamentale pour leur éducation sentimentale et intellectuelle. Elle reste le grand bastion de l’édition indépendante, mais pour peu de temps : en 2017 elle passera sous contrôle du groupe italien Feltrinelli. Herralde est aussi auteur de livres sur l’édition comme Opiniones mohicanas (Acantilado, 2001) et le plus récent Por orden alfabético. Escritores, editores, amigos (Anagrama, 2006).
On a souvent raconté que pendant les dernières années du franquisme les livres politiques que vous publiiez se vendaient très bien, mais que cet intérêt a diminué avec la démocratie. Avez-vous noté une augmentation de l’intérêt pour ce genre de livres dans ces temps de crise ?
Pendant le franquisme, malgré les difficultés créées par la censure, les livres retirés de la vente et les procès, de nombreux livres politiques ont été publiés, mais la plupart se sont vendus de façon juste acceptable. Avec quelques bestsellers occasionnels : nous publiions par militantisme antifranquiste pour des lecteurs antifranquistes, qui n’étaient pas non plus aussi nombreux que ça. Dans les derniers temps, l’édition de livres politiques a augmenté, en grande partie sur le thème de la transition, sur Podemos et sur l’indépendantisme catalan (pour et contre).
Après la fin de la censure, comment pensez-vous qu’a changé la vie des lecteurs maintenant qu’ils ont depuis plus de quarante ans à leur disposition plus de livres que probablement à n’importe quel autre moment de l’histoire ?
Actuellement, la littérature en Espagne est plus forte que jamais, autant pour les nouvelles publications que pour la reprise d’auteurs et d’œuvres sorties du catalogue ou même jamais publiées.
Comment cette liberté a-t-elle contribué à connecter l’Espagne avec le reste de l’Europe, en particulier avec la France, pays auquel vous avez donné tant d’attention, qui est aujourd’hui le pays invité à la Feria del Libro de Madrid ?
Comme dans le monde entier, on lit de préférence les littératures anglo-saxonnes. Mais dans certains pays, la France en particulier, mais aussi l’Italie, les auteurs européens trouvent davantage de lecteurs en Espagne. Je me sens fier des excellents écrivains français de notre catalogue, comme Emmanuel Carrère, Michel Houellebecq, Patrick Modiano, Pierre Michon, Amélie Nothomb, Yasmina Reza et des plus récents, comme Delphine de Vigan, Maylis de Kerangal ou Patrick Deville. Ou, avant, deux écrivains aussi exceptionnels qu’Albert Cohen ou Georges Perec. Et, pour les essais, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Guy Debord, René Girard, Gilles Lipovetsky ou Jean Baudrillard.
Êtes-vous conscient qu’Anagrama a contribué à faire grandir, intellectuellement, plusieurs générations ?
Ma motivation principale, en tant qu’éditeur, consiste à essayer de partager l’enthousiasme que j’ai pour nos auteurs, que nous avons publié pour beaucoup tout au long de leur carrière. Et cet enthousiasme n’a pas diminué pendant les 47 premières années d’Anagrama. Je me réjouis de constater que nos meilleurs auteurs ont trouvé de fidèles adeptes.
Pensez-vous que les jeunes lisent moins ? Et si c’est le cas, pensez-vous que cela devrait nous inquiéter ou que nous devrions nous dire tout simplement que les mœurs évoluent et que ce n’est pas grave ?
Je crains que oui, au moins pour les livres. Avant, les jeunes lecteurs s’inventaient leurs propres bibliothèques grâce aux excellentes collections de poche. Et il semblait logique qu’avec la crise allait se développer la vente de livres de poche, mais c’est le contraire qui s’est passé dans le monde entier (autre exemple de la mondialisation) : de nombreux jeunes préfèrent les jeux vidéo et d’autres loisirs. En effet nous devrions nous inquiéter, tout pousse vers la banalisation, il n’y a qu’à voir les listes de bestsellers.
Pensez-vous que le livre a cessé d’être le centre de la culture, comme il l’a été dans de nombreux sens pendant des siècles ?
Il l’est encore pour les lecteurs irréductibles. Mais les spectaculaires négligences dans le domaine de l’enseignement et les irresponsabilités gouvernementales conspirent contre lui. Actuellement il s’est produit une concentration éditoriale progressive et appauvrissante, même s’il est encourageant de voir comment persiste la pulsion éditoriale : dans le monde entier (et bien sûr en Espagne) fleurissent de petites et excellentes maisons d’édition, de petites librairies, de minuscules agences littéraires, dans un combat inégal, mais je crois de longue haleine.
Êtes-vous toujours aussi sceptique à propos du livre digital ?
On supposait que le présumé ouragan du livre digital allait balayer le livre papier. Pourtant, les ventes en Europe se sont stabilisées entre 3 et 4 %, alors qu’aux États-Unis, où le prix fixe n’existe pas, leur vente, après un démarrage fulgurant, s’est arrêtée à 25 %, fondamentalement de la littérature de genre et pas de la literary fiction.
Pensez-vous à prendre votre retraite ?
À la fin de l’année, je vais laisser la direction éditoriale et je vais passer le relais à Silvia Sesé, grande professionnelle qui pourra compter sur mon appui tant que mes neurones garderont leur joie et que mon enthousiasme persistera.
Ramón González Gutierrez
Revue espagnole Ahora – 27 mai 2016
Traduit par Christian Roinat