Deux nouveaux bons livres aux éditions Métailié

Les éditions Anne-Marie Métailié depuis leur création n’ont cessé de faire découvrir la bonne littérature latino-américaine. Ce mois elles publient en parallèle le dixième livre d’un de ses auteurs phares, Leonardo Padura et la première traduction française d’une Argentine qui, dès 1990, était primée dans son pays, Alicia Plante. Nous vous proposons les chroniques du dernier livre de Leonardo Padura par Mireille Bostbarge et de celui de Alicia Plante par Christian Roinat.

Ce qui désirait arriver
de Leonardo Padura

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On ne présente plus Leonardo Padura, un des écrivains cubains actuels les plus traduits dans le monde. Rappelons qu’il est l’auteur de Le Palmier et l’Étoile (2009) dont a été tiré Retour à Ithaque (2014), l’excellent film de Laurent Cantet. Il a obtenu de nombreux prix dont le Prix Princesse des Asturies en 2015. Ses derniers romans, L’Homme qui aimait les chiens (2011) et Hérétiques (2014), deux œuvres puissantes, le placent parmi les grands de la littérature mondiale. Leonardo Padura publie aujourd’hui un recueil de treize nouvelles, écrites entre 1985 et 2009, réunies sous le titre de Ce qui désirait arriver.

Un journaliste rentrant à Cuba après deux ans de mission en Angola, fait escale à Madrid où il retrouve un ami d’autrefois qui a opté pour l’exil ; un étudiant sans le sou est bouleversé par la voix épaisse et chaude de Violeta del Río (personnage récurrent dans les romans de Padura) ; une vieille dame accède à une sorte révélation littéraire en écrivant une nouvelle qui relate le drame de sa vie ; une poignée de jeunes gens désoeuvrés s’entraînent mutuellement dans une série de mésaventures qui se terminera en tragédie ; un homme qui s’apprête à passer la veillée de Noël en sifflant rhum sur rhum, accoudé au comptoir d’un bar miteux est rejoint par son ex belle-sœur dont il a toujours été secrètement amoureux ; un homo désespéré déambule dans les quartiers chauds de la Havane à la recherche de l’âme sœur qui pourrait le sauver d’une solitude insupportable…

Qu’est-ce qui fait que, d’une nouvelle à l’autre, le lecteur a le sentiment de retrouver le même personnage ? Peut-être le regard empreint d’humanité bienveillante que l’auteur porte sur ses héros. Des êtres fragiles – mais ô combien attachants – souvent placés dans des situations cruciales, confrontés à des choix déterminants : profiter d’une escale pour rester en Espagne ou rentrer à Cuba ? Renouer avec une vie conjugale interrompue malgré le désarroi d’une compagne éconduite sans laquelle les deux années passées en Angola auraient été un enfer ? Les héros de Padura donnent l’impression d’avoir manqué, de peu, un rendez-vous essentiel, d’être passés, par mégarde, par manque de vigilance ou de détermination, à côté de leur existence. Certes, il leur arrive de connaître des moments de plénitude ou de grâce : la rédaction jubilatoire d’une nouvelle, un « festin de sexe » offert par une chanteuse de boléro, une nuit de rêve inespérée à Padoue… Mais ce ne sont qu’épisodes éphémères, parenthèses qui laissent une empreinte indélébile, le rappel d’une promesse que la vie n’a pas tenue, comme si le hasard en avait décidé autrement.

Le cadre de ces treize nouvelles est la République de Cuba des années 1980 à 2000, un pays où un projet individuel peut être directement affecté par une décision gouvernementale, où un journaliste n’a pas les moyens de s’offrir une voiture, où il faut composer au quotidien avec des coupures d’électricité ou des pénuries de toutes sortes. Les destins individuels, à l’instar des dernières décennies de l’histoire cubaine, s’y dessinent selon le modèle d’une utopie avortée : le temps, la guerre ou un simple concours de circonstances font et défont les amours ; les retrouvailles ne permettent pas de réparer les erreurs du passé ; la vie s’écoule, radicalement différente de celle qu’on avait rêvée. Et pourtant, bien que chaque protagoniste compte parmi ses proches quelques exilés partis accroître la population de Miami ou d’ailleurs, aucun ne choisit de quitter son île, même si l’occasion lui en est offerte. Que l’histoire se passe en Angola, en Italie ou à la Havane, Cuba est toujours présente, avec la touffeur de certaines journées, le rhum encore et encore, sauf quand il vient à manquer, un entraînement de baseball, la mélancolie d’un boléro, l’animation de la Rampa et, en toile de fond, ce désenchantement nostalgique qui a marqué toute une génération, si bien relayé par le titre, belle formule empruntée à Marc Aurèle : Ce qui désirait arriver.

Mireille BOSTBARGE
Ce qui désirait arriver de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol (Cuba), par Elena Zayas, éd. Métailié, 234 p., 18 €.

Les eaux troubles du Tigre
de Alicia Plante

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Le delta du Tigre, dans la banlieue de Buenos Aires, a inspiré de nombreux auteurs argentins : un réseau de canaux et de rivières qui s’entremêlent, des îlots où les Porteños (pas seulement les très riches) s’achètent une résidence secondaire, créant un petit univers très provincial. C’est dans ce décor presque fantastique qu’on découvre un couple mort dans une maison qu’ils venaient tout juste d’acheter. L’enquête officielle conclut à un suicide et clôt le dossier, mais une voisine doute de cette décision et tente de découvrir la vérité. Cela la conduira à se replonger dans les années de la dictature militaire, des « disparitions » et des enfants volés.

La peur est le maître mot de ce récit qui se situe dans les années 2000, avec de nombreux retours en arrière, vers 1978 : la peur des victimes, mais aussi, ce qui est encore plus fort, celle des gens bien installés dans cette société verrouillée, ceux qui se pensent « du bon côté » qui, malgré tout, craignent la strate supérieure, dont ils dépendent et qu’ils supposent, à juste titre, capable de tout. Et puis, même dans les années 2000, perpétuellement, la peur du passé : tout ce qu’on a réussi à occulter qui pourrait émerger à nouveau, et cette possibilité pour eux est effroyable.

Alicia Plante prend le thème des enfants volés de la dictature de façon originale : elle réunit, autour d’un chantage, un policier moyennement ripou, un agresseur et une victime qui ne l’est pas entièrement et une femme ordinaire attirée par l’aventure. Les sujets abordés, enfants volés, répression organisée au niveau international, mémoire collective, ne manquent pas d’intérêt. Malheureusement une certaine confusion dans la manière de raconter alourdit la lecture : retours en arrière hasardeux destinés à expliquer le passé d’un personnage ou à faire ressortir un élément du présent, espaces parfois peu clairement définis pour un non-Argentin, découpage des chapitres déstabilisant. Cela ne doit pas faire oublier le fond de l’histoire qui, lui, est très prenant.

Christian ROINAT

Les eaux troubles du Tigre, de Alicia Plante, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éd. Métailié, 240 p., 18 €. : Alicia Plante en espagnol : Una mancha más est publié à Buenos Aires aux éd. Adriana Hidalgo, ainsi que Fuera de temporada, La sombra del otro et  Verde oscuro.