Après la venue du président Barack Obama puis le concert des Rolling Stones en mars dernier, c’est maintenant à Chanel de s’inviter sur l’île cubaine. Le 3 mai dernier, l’emblématique maison de couture française a fait défiler sa nouvelle collection Croisière à Cuba, devant un parterre d’invités prestigieux.
Avec son ouverture progressive, Cuba est devenu la destination phare de ce début d’année. Tout le monde veut en être… Y compris le microcosme de la mode. C’est donc sur le Paseo del Prado, grande artère de la Havane, que Chanel a décidé de présenter sa collection Croisière 2016-2017, sobrement baptisée Coco Cuba. Pour cette saison, le couturier Karl Lagerfeld a imaginé des vêtements et des accessoires qui explorent les origines de la collection Croisière, une collection entre hiver et été. Cette dernière, inventée dans les années 20, était destinée aux Américaines aisées qui quittaient le pays pour passer l’hiver au soleil. Elles se rendaient notamment à Cuba, haut lieu de villégiature, connu à l’époque pour ses casinos et ses nuits endiablées.
Le défilé présentait donc des costumes et des robes estivales, colorés, dans un esprit résolument cubain : des claquettes de plages aux pieds, des panamas ou des bérets pailletés (en référence au Che) ornaient les têtes, des taxis étaient imprimés sur les tissus, le kaki militaire s’invitait sur les vestes ou les sacs, qui ressemblaient parfois étrangement à des étuis à cigares.
L’inspiration de ce défilé est bien à aller chercher du côté de Cuba et notamment du Cuba pré-révolutionnaire. “La richesse culturelle et l’ouverture de Cuba sur le monde en font une source d’inspiration pour Karl Lagerfeld et pour Chanel” comme le souligne le communiqué de presse de la maison au double C. C’est une apparition du couturier et un concert de tambours qui sont ensuite venus clore le défilé, avant que les invités ne rejoignent une soirée privée Plaza de la Catedral, où ils ont pu danser le mambo jusqu’au petit matin.
La collection Croisière ou
l’enjeu économique des maisons de couture
Loin de n’être qu’une démonstration de luxe gratuite, la collection Croisière représente un enjeu économique colossal pour les maisons de couture. “C’est la collection qui reste le plus longtemps en boutique”, comme l’explique Michael Burke, PDG de Louis Vuitton (1), puisque les vêtements y sont vendus de novembre à mai. C’est la collection avec laquelle les clientes sont le plus contact. Tout est donc mis en œuvre pour qu’elles l’apprécient et l’achètent ensuite. Une nécessité esthétique qui implique que les couturiers se plient à toutes leurs exigences, d’où une nouvelle collection à l’identité résolument cubaine pour toucher les acheteuses de l’île caribéenne.
De manière générale, les collections Croisières sont maintenant destinées aux hommes et femmes des pays du Sud, où il fait toujours bon vivre en tenue légère. Ces régions représentent souvent des pays émergents, dont les grandes maisons partent à la conquête dans l’optique accroître toujours plus leur chiffre d’affaire : “En termes de business, ce défilé nous permet de donner des signes forts à des gens qui deviennent des clients incontournables” reconnait Bruno Pavlovsky, président des activités mode de Chanel (2). Ce défilé Croisière représente donc un investissement capital pour Chanel. La maison, en faisant renaître la grandeur du Cuba d’antan, espère toucher une cible marketing jusqu’ici inenvisageable, la cliente Cubaine.
Un peuple cubain bien loin
des paillettes de Chanel
Et c’est là tout le paradoxe de ce défilé. Qui, à Cuba, va pouvoir porter les vêtements qui ont défilé sur le Paseo del Prado ? Peut-être les artistes, comme Omara Portuondo, ou les officiels cubains invités au défilé… Et encore.
Pour les “autres”, les habitants de Cuba, à l’image du défilé autour duquel un dispositif important de sécurité avait été mis en place afin d’éloigner les badauds du centre névralgique de cette manifestation de luxe, ne peuvent pas acheter du Chanel. Aucune boutique n’existant à La Havane, il faut donc pouvoir partir à l’étranger pour acheter l’un des vêtements présentés mardi dernier.
Or, quand on sait que le salaire moyen à Cuba était de seulement 19 $ par mois en 2012 (3), il paraît difficile d’imaginer que les Cubains ne puissent jamais devenir les heureux propriétaires d’un vêtements signé Chanel, tel le fameux tailleur qui peut facilement avoisiner les 10 000 euros. D’autant plus que la population locale n’est que peu sensible à la mode et à la couture, malgré un soutien de l’État depuis 1990. “Je crois que ce défilé va être plus [utile] pour Chanel que pour Cuba… Je ne sais pas si les gens ici à Cuba sont prêts pour ce genre de produits, ce genre de propositions”, confie Idania del Rio, créatrice de mode de 33 ans (4).
Il faut rappeler que pendant de nombreuses années, les Cubains ont plus été habitués à tous porter les mêmes vêtements et les mêmes chaussures que des grandes marques de mode, la manière de s’habiller devenant un vecteur de l’égalitarisme du communisme. Même après la chute du bloc communiste en 1990, les vêtements étaient d’occasion, importés et vendus dans des boutiques d’État, les prix des autres habits disponibles étant beaucoup trop élevé et d’une qualité douteuse.
Le défilé Croisière 2016-2017 de Chanel continue donc d’illustrer l’ouverture de l’île cubaine. Il symbolise aussi les difficultés qu’une si rapide ouverture semble engendrer : une ouverture qui ne correspond pas aux réalités de Cuba, à l’image de ses Cubains qui regardent depuis leurs balcons délabrés l’arrivée de stars internationales en voiture vintage louées pour l’occasion du défilé.
Victoria PASCUAL