En France, depuis maintenant un siècle exactement, nous avons dans nos gènes, peut-on dire, l’image des poilus de 14 pataugeant dans la boue des tranchées, souffrant du froid et souvent aussi de l’inaction, dans l’attente d’une possible attaque de l’ennemi, qui vivent aussi une solidarité unanime. Rodolfo Fogwill (1941-2010), grand auteur argentin encore peu connu chez nous, montre dans Sous terre que cette conjoncture historique n’a pas été unique. La guerre des Malouines, en 1982, a donné lieu à des situations assez semblables.
Ce conflit éclair restera dans l’histoire comme l’une des guerres les plus absurdes qui aient été, dans un domaine qui ne manque pas de concurrence. Elle a duré deux mois et demi, a fait environ un millier de morts et a opposé les militaires de la junte argentine et Margaret Thatcher (là aussi, drôle de concurrence). Tout cela pour la souveraineté d’un territoire battu par les vents, habité par moins de 3 000 âmes (pour 600 000 moutons). Le problème, c’est que les militaires en question et la Dame de fer étaient dans leur bureau respectif et que sur place, des deux côtés, des jeunes gens, conditionnés pour “servir leur pays”, en réalité servir une idéologie aussi douteuse l’une que l’autre, ont eu du mal à comprendre ce qu’ils faisaient là.
C’est avec ces malheureux, une vingtaine d’Argentins, qu’on se retrouve, au fond d’une grotte, en plein hiver, début juin au moment où la guerre est déjà perdue pour les Argentins, mais où elle s’éternise. Ils se sont trouvé un nom, les tatous parce que c’est une bête qui vit sous terre. Ils sont découragés, épuisés, souffrent du froid et de la faim, de cette humidité qui pénètre tout. Ils ont déserté leur troupe, se sont fait tirer dessus par leurs ex-camarades et pour survivre collaborent avec les Britanniques, mais y a-t-il encore, dans un tel contexte des ennemis et des camarades ? Et nous, lecteurs, pouvons-nous juger ce qui peut se faire et ce qui n’est pas moral ? Bien sûr que non, Rodolfo Fogwill fait tout pour que se crée une parfaite empathie pour ces hommes qui justement ne sont que des hommes. Au cœur de l’enfer, parfois, fuse une allusion, plutôt vaine elle aussi, sur les crimes directement causés par la dictature : on raconte qu’on a entendu dire qu’on jette les cadavres des “disparus” dans le Río de la Plata, mais peut-on croire les rumeurs ?
Dans ce cadre, tout change de proportion, tout se relativise. Un des soldats accumule les billets de banque récupérés sur les cadavres des deux camps, mais il faut bien reconnaître que quelques boîtes de sardines sont bien plus utiles. La mort elle-même devient relative, dérisoire, celle des moutons qui sautent sur les mines, celle des ennemis, des tatous, la sienne propre aussi. Relative aussi pour eux la cruauté des uns et des autres : impossible de savoir qui sont les “pires”.
La guerre n’en finit pas de finir, il arrive qu’on croise de longues files de soldats argentins qui se dirigent piteusement vers les lignes britanniques avec à la main le tract anglais leur promettant double ration de nourriture et la protection de la Croix-Rouge.
Ces 180 pages ont été écrites en sept jours, précisément au moment où se terminait la guerre, dans l’urgence donc. Entre réalisme, fantastique parfois, hyperréalisme la plupart du temps, mais aussi surréalisme, le récit avance et stagne, selon l’état d’esprit des non-héros, toujours au plus près de ce qui peut rester humain dans la stupidité de ce conflit meurtrier.
Christian ROINAT