L’éditeur strasbourgeois « La dernière goutte » publie depuis 2008 des textes littéraires originaux et parfois audacieux. Actuellement, le catalogue dispose d’une quarantaine de titres dont plusieurs latino-américains et vient de s’enrichir de deux romans argentins très différents l’un de l’autre, ce qui est une jolie preuve de l’ouverture d’esprit des éditeurs, La dune, un roman philosophique dont l’action se situe à la fin du XIXe et Entre hommes, un polar sombre et violent, sensuel et politique.
Matías Crowder, La dune
Ce court roman nous parle en 1888 d’une dune qui avance et ravage les terres des colons volées aux Indiens dix ans auparavant dans la région de Trenque Lauquen en Argentine et de la résolution du problème qui renverra dos à dos la science et l’irrationnel. L’auteur revient aussi sur cette campagne du désert et son lot de massacres, de mauvais traitements pour les Indiens, tandis que Buenos Aires est ravagée par la peste. En fait, le roman commence et se termine au Vatican, en 1905, le cardinal Macheretti lit le long courrier d’un prêtre du désert qui lui conte cette histoire étrange, et il clôt ce récit en priant pour les pauvres gens du désert y compris les Indiens.
La lettre du moine, elle, nous explique l’histoire de cette dune mystérieuse qui se déplace et brûle toutes les terres des colons. Cette dune est-elle un châtiment divin ? On ne le saura pas. Elle disparaîtra comme elle est venue, au moment où une pyramide de bois destinée à l’emprisonner est construite par un scientifique de la capitale. Entre-temps, par retours en arrière, l’auteur, d’abord par les yeux de Sabino, jeune Indien fait prisonnier avec sa mère, nous conduit à travers la pampa et le désert jusqu’à Buenos Aires et l’île Martín García où sont détenus les Indiens. Sabino se sauvera et rejoindra le sud, territoire de ses ancêtres. Puis, par les yeux de Nora, fille d’ancien soldat, il nous montre les ravages de la peste dans la ville et le voyage d’une longue caravane de colons dans le désert et l’installation sur ces misérables terres du sud.
La langue est belle, agréable à lire, le récit très visuel et cinématographique, scènes et paysages sont rendus de façon précise, parlante à l’imagination comme des tableaux vivants. Sont reconstituées aussi les croyances, les superstitions religieuses, les préjugés raciaux, la rudesse des mœurs, la science s’opposant à l’irrationnel de l’époque. Mais ce texte est un peu court, et ne permet pas de développer en profondeur la psychologie des personnages. Le lecteur reste un peu sur sa faim, on en aurait lu davantage !
Louise LAURENT
La Dune de Matías Crowder, traduit de l’espagnol (Argentine) par Vincent Raynaud, éd. La dernière goutte, 102 pages, 12 €. SITE.
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Germán Maggiori : Entre hommes
La première scène nous plonge immédiatement dans l’ambiance : une orgie entre quelques personnages importants de la société de Buenos Aires, un ou deux travestis et une prostituée aguerrie qui ne résiste pas à une overdose. Un des participants, le sénateur Achabala, qui rêve du poste de gouverneur de la province, tente d’effacer toute trace, mais il ne sait pas que tout a été filmé. Heureusement ou malheureusement pour lui, le maître chanteur présumé a été retrouvé mort une semaine plus tard. Une enquête qui doit impérativement rester secrète est lancée par la police.
Guéguerre entre services de police, interrogatoires très poussés, parfois brusquement interrompus parce qu’il s’avère qu’il y a eu erreur de personne, que l’homme étendu sur le sommier électrifié et qui est à présent très amoindri n’était qu’un homonyme du vrai suspect, flics modérément ripoux, on retrouve bien tous les éléments du genre. Pourtant Germán Maggiori dépasse le récit noir traditionnel en décrivant à travers divers personnages des ambiances très contrastées, les coulisses d’une campagne électorale, les méfaits gratuits et soudains d’un psychopathe incontrôlable ou les rapports parfois fraternels et parfois tendus entre les flics d’une même brigade.
Le nombre des personnages exige une certaine attention, le pessimisme général demande un certain recul de la part du lecteur. Une série de retours en arrière et de changements de points de vue enrichit ce qui pourrait n’être qu’une succession de scènes de sexe, de drogue et de violence, tout comme la multiplicité de personnalités, celles des policiers, des paumés et des truands. C’est une vision très pessimiste de quelques quartiers de Buenos Aires, qui offre un panorama assez complet des bas-fonds d’une métropole. L’être humain est misérable, pitoyable, l’espoir n’a aucune place, aucune chance. Germán Maggiori respecte parfaitement son contrat : montrer une société en danger de mort à travers des hommes qui en sont les victimes et les exterminateurs.
Christian ROINAT