Vient de paraître aux éditions Gallimard le cinquième roman de Chico Buarque, au moins aussi réussi que les quatre précédents. À un peu plus de soixante-dix ans, Chico Buarque, toujours très populaire au Brésil où sa dernière tournée a été un triomphe en 2014, est peut-être un peu moins connu en France des jeunes générations. Pourtant depuis les années soixante il s’est imposé comme un très grand auteur-compositeur et interprète, mais aussi comme un homme engagé reconnu pour la solidité de ses prises de position, comme un créateur d’œuvres à mi-chemin entre la comédie musicale populaire et l’opéra. Dans les années quatre-vingt-dix, il a rajouté à cette panoplie ses romans, tous de grande qualité. Un honnête homme, à tous les sens du terme.
Francisco Buarque de Holanda, qui deviendra Chico n’est pas le seul personnage connu de sa famille : son père, Sérgio (1902-1982), a été l’un des plus grands historiens brésiliens, co-auteur en particulier d’une imposante Histoire de la civilisation brésilienne. La plupart de ses livres sont encore réédités, ses sœurs Cristina et Heloísa María (Miúcha) sont elles aussi chanteuses et Ana a été ministre de la Culture d’un des gouvernements de Dilma Roussef. C’est grâce à la situation de son père que le jeune Francisco fait la connaissance de Vinicius de Moraes, diplomate en poste à Rome quand la famille de Holanda s’y trouve pour suivre Sérgio qui enseigne à l’université. Chico est né en 1944, on est en 1953. En 1961 paraît la première photo de Chico dans un journal de São Paulo, mais à la rubrique des faits divers : avec un copain il a “emprunté” une voiture pour une balade dans les rues de São Paulo où vit la nombreuse famille (ils sont sept enfants). Il entame en 1963 des études d’architecture et d’urbanisme et il compose et chante pour ses camarades. En 1964 commence l’une des plus longues périodes de dictature militaire qu’a connues le Brésil. Précisément quand il fait ses premiers pas dans la chanson.
Pendant presque vingt ans il lutte pour offrir une certaine idée de la liberté, celle qui va avec la vie, tout le contraire de ce qu’essayent d’imposer les militaires au pouvoir. Il doit même passer plus d’un an exilé en Italie, après avoir été emprisonné au Brésil pour des raisons politiques. Il retournera en prison en 1978, à cause de sa participation au jury du Prix Casa de las Américas à Cuba. Pendant ces longues années, il fait courageusement entendre sa voix en prenant soin de ne pas le faire seul. Près de lui les plus grands noms de la création musicale de l’époque, la belle époque de la bossa nova, ne cessent de collaborer à des projets dont beaucoup déplaisaient au pouvoir. Leur grande popularité et l’unité du groupe (non formel) qu’ils formaient a causé bien du tourment aux dictateurs et autres censeurs. Vinicius de Moraes, Antonio Carlos Jobim, Caetano Veloso, Gilberto Gil, João Gilberto, Milton Nascimento et beaucoup d’autres ont popularisé ces rythmes nouveaux dans le monde entier, portés par le succès mondial d’un film, Palme d’or à Cannes en 1959, Orfeo negro, une musique qui mêle les mélodies classiques, le jazz et les percussions d’origine africaine, une musique de grande qualité mais qui sait rester populaire. Et, plus que simplement des rythmes et des mélodies, ils parlent aussi de la misère du plus grand nombre et de l’impossibilité de vivre normalement sous un tel régime.
Dès 1965, sur son premier disque, une chanson donne le ton, Pedro Pedreiro. Elle décrit un homme, simple ouvrier du bâtiment saisi en train d’attendre le bus pour aller au travail, mais dont toute la vie n’est qu’une attente, celle du bus, celle de la prochaine paye, celle de l’improbable augmentation, celle de l’enfant à venir… Par la suite, parmi ses plus belles chansons se trouvent celles sur la dictature dont la plupart sont bien sûr censurées (Cálice, peut-être la meilleure sur le sujet, chantée sur scène avec Gilberto Gil et enregistrée avec Milton Nascimento, Meu caro amigo parmi beaucoup d’autres). Parfois aussi il parvient habilement à contourner la censure, c’est le cas de Apesar de voce qui en 1970 se vend à des centaines de milliers d’exemplaires avant que les responsables ne se rendent compte que l’autoritarisme dont se plaint le chanteur ne vient pas de la femme aimée, comme pourrait le laisser croire le texte très ambigu, mais bien du pouvoir politique. Elle sera elle aussi censurée, mais un peu tard !
À côté de ces chansons très politiques, la production de Chico Buarque est extrêmement variée et toujours populaire. En France chacun de nous, toutes générations confondues, connaît (sans forcément savoir qu’il en est l’auteur) plusieurs de ses chansons, en version originale (A banda, son premier succès mondial, il en existe même une version allemande par… France Gall) ou grâce à des adaptations parfois excellentes (O que será, devenu Tu verras de Claude Nougaro), parfois plus discutables quant à la profondeur du texte (le fameux Qui c’est celui-là ? de Pierre Vassiliu, adapté de Partido alto, dont on dit que Vassiliu a cessé de chanter les paroles françaises quand il a su ce que disait le texte original, lui-même censuré au Brésil). L’amour tient aussi une bonne place évidemment, ou l’écologie (Pasarredo), le féminisme (le sublime Mulheres de Atenas) et des thèmes plus philosophiques mais jamais difficiles d’accès (Roda viva, une pure merveille, Partido alto déjà cité, Construção, tragique succession de jeux de mots). On peut très facilement sur internet voir et entendre la plupart de ses meilleures chansons interprétées par lui ou par de nombreux autres chanteurs brésiliens ou européens.
Plusieurs de ses pièces de théâtre sont jouées avec succès au Brésil, parfois musicales (Roda viva, visée par la censure, malgré son succès public ou Opera do malandro, adapté au cinéma par Ruy Guerra), parfois adaptation de ses romans (Estorvo, Benjamim, Budapeste). Il vient au roman en 1991 avec Estorvo, traduit sous le titre de Embrouille en 1992. Les critiques, en Europe surtout, accueillent cette sortie avec prudence : un chanteur qui se veut romancier, on a déjà vu ça et souvent le résultat est pour le moins décevant. Mais cette fois ils doivent reconnaître les qualités indéniables de cette découverte. Cela se confirme avec les livres suivants : l’évolution se fait vers un certain dépouillement des intrigues et des situations qui, un peu paradoxalement, s’accompagne d’un enrichissement de la technique et qui atteint son sommet avec Le frère allemand que Gallimard vient de publier dans sa version française.
Son dernier roman en français Le frère allemand
Brillantissime ! Ce roman faussement autobiographique qui l’est quand même un peu, écrit par un homme qui, à soixante-dix ans passés retrouve une extraordinaire fraîcheur pour évoquer des (ses ?) émois d’adolescent avec un entrain plein d’humour ou pour laisser pointer un désir presque inavouable d’être reconnu par un père impressionnant, sommité intellectuelle pris par ses lectures et ses rencontres avec tout ce que le Brésil des années 60 compte de créateurs. Le narrateur, ce Francisco de Hollander, délicatement, timidement, raconte ses failles et le choc de la découverte qui marque le début de son adolescence : avant de se marier au Brésil, le père, Sergio de Hollander, a eu un fils en Allemagne dont personne ne lui a jamais parlé.
Francisco n’ose confier ses doutes ni à sa mère ni à son unique frère, il pressent que le secret devrait rester intact. Il se met plutôt à échafauder des hypothèses sur ce demi-frère tout en vivant pleinement les précaires équilibres de l’adolescence : amours passagères, délinquance occasionnelle et toujours cette pesante impression de n’exister vraiment pour personne. La virtuosité de Chico Buarque s’exprime totalement dans ce Frère allemand, toujours profond et léger à la fois. Il passe du rire au drame, des naïvetés du garçon qui se confie en toute innocence aux tortures de la dictature. Et puis il pratique quelques jeux de miroir en faisant vivre, ou revivre, une famille dont lui seul connaît les rapports avec la sienne, une famille dont le père est reconnu comme critique littéraire, pas comme historien, une famille qui s’appelle de Hollander, dont un fils est surnommé Ciccio. Il ne s’agit pas de se demander ce qui est “vrai” et ce qui est inventé, cette vaine question qu’entendent à longueur de temps tous les romanciers et qui généralement les horripile. Non, ici c’est bien l’auteur lui-même qui fait de cette question sans réponse un jeu troublant et d’autant plus beau qu’il est lui aussi complètement gratuit : le roman est un roman, il faut le prendre tel quel, même si, forcément, il nous arrive de nous demander si, peut-être…
Cette virtuosité est partout, dans un formidable brassage de thèmes (nazisme et condition juive, génie et désillusion des artistes, amour des livres et de la littérature, paternité et filiation, pour n’en citer que quelques uns) et un envoûtant brassage de styles : une prodigieuse mise en abyme non dénuée d’humour, par exemple quand le narrateur tente lamentablement de se faire passer pour le pianiste de João Gil, sans savoir que le chanteur n’utilise pas de pianos sur scène, cet épisode suivant de près une cruelle allusion aux camps de concentration nazis. Et par-dessus tout cela, cette virtuosité s’impose tout au long du récit dans le mélange d’invention et de réel, la note finale et quelques photos imposant le vertige qui a accompagné la lecture. Et, niveau suprême, ce roman éblouissant est aussi un émouvant hommage de Chico Buarque de Holanda à Sergio Gunther, son demi-frère allemand qu’il n’a pas connu mais à qui il élève ce tombeau magnifique. Un Sergio Gunther qui, ironie de l’histoire, a été lui aussi un chanteur et un homme de télévision relativement connu en Allemagne de l’Est dans les années 60, celles où son demi-frère brésilien commençait à triompher.