Les éditions Gallimard proposent conjointement deux ouvrages du Colombien Héctor Abad, un roman, sur lequel nous reviendrons la semaine prochaine, et ce curieux recueil de trois textes, Trahisons de la mémoire, qui passionnera les amateurs de littérature et en particulier les admirateurs de Jorge Luis Borges.
Le premier des trois textes, le plus long, est une vaste enquête sur un poème manuscrit que le narrateur, qui n’est autre que Héctor Abad lui-même, a recueilli dans la poche de son père assassiné dans une rue de Medellín en 1987.
Les initiales et la signature lui donnent à croire qu’il s’agit d’un sonnet inédit de Borges. Abad, pour diverses raisons, se lance alors dans une recherche qui durera des années, entre faux témoignages, erreurs involontaires et tentations de jouer avec la réalité. Ainsi, on croise des écrivains argentins, des chercheurs français ou des romanciers colombiens, les versions du poème se contredisent en se multipliant et le nom de leur auteur reste un mystère, jusqu’au moment où… Borges aurait adoré ce cheminement où le vrai et le faux se mêlent, où le temps perd sa validité, où l’écrit règne tout de même sur l’oral, sur la vie, en quelque sorte, où un mot changé dans un poème change le poème. Bien qu’il soit mort déjà au début de la recherche, il est là, toujours, par un souvenir fugace, par une idée qu’il a émise, par ses vers.
Mémoire mensongère, par volonté ou par accident, c’est aussi le sujet du deuxième texte, témoignage des premières européennes de Héctor Abad à Turin, qui pourrait ressembler à ce qu’on appelle d’une expression à la mode, le “devoir de mémoire”, vu ici par un exilé colombien, l’autre vision des choses, pour un lecteur européen : c’est la vision désabusée d’un homme qui se retrouve comme la dérisoire vedette d’un show organisé par Amnesty International avec les meilleures intentions du monde, qui se voit comme le panda pitoyable de WWF, en compagnie d’un Noir d’Afrique du Sud qui ne sait pas très bien ce qu’il vient faire sur cette scène, d’un Russe aux yeux tristes, d’Argentins et de Chiliens qui montrent les traces des tortures subies, pendant que Sting et Whitney Houston se produisent à côté d’eux assis sur scène. “Comme une pub de Benetton”, écrit-il. Que dire de ces remarques distanciées, comme par exemple quand il se demande si un Colombien, même victime de violences d’État, peut dénoncer les violences de son pays, sinon qu’il est très sain pour les Européens généreux d’Amnesty International ou leurs sympathisants d’entendre cette autre version des choses. Il leur (nous) faut reconnaître qu’il puisse y avoir malaise des deux côtés et que l’exilé puisse craindre de donner l’impression de tirer un parti quelconque de sa misère. Et d’ailleurs les souvenirs de cette Fausse route ne sont pas que politiques ou misérabilistes, la vie de l’exilé peut aussi suivre un cours plus érotique.
Le dernier texte, les ex-futurs revient vers Borges pour évoquer les rapports entre personnages de fiction et personnes vivant dans ce qu’on appelle la réalité : Flaubert et madame Bovary ou Bolaño et les dizaines de personnages qu’il a créés, mais aussi les différentes personnes que chacun de nous aurait pu être, si le hasard ou la volonté en avaient décidé autrement. La mémoire est très souvent présente dans l’œuvre de Héctor Abad, elle joue un rôle important dans La Secrète, le roman sorti le même jour que Trahisons de la mémoire et dont nous parlerons la semaine prochaine.
Christian ROINAT