Un véritable honneur pour le romancier péruvien qui, à l’aube de ses 80 ans, deviendra le 17e auteur — et le premier étranger — à recevoir cette consécration de son vivant. Les éditions Gallimard ont annoncé que huit romans du prix Nobel de littérature, publiés entre 1963 et 2006 sortiront le 24 mars prochain, en deux volumes, sous le titre Œuvres romanesques, Tomes I & II. Vargas Llosa rejoint notamment Jean d’Ormesson, qui, l’année dernière avait également rejoint cette collection de son vivant.
Quatre-vingt-cinq ans après sa création en 1931, la Bibliothèque de la Pléiade compte aujourd’hui 200 auteurs et près de 600 titres. Cette année, ce sont huit œuvres de Mario Vargas Llosa qui vont venir enrichir la collection. Ces ouvrages ont été soigneusement sélectionnés par l’écrivain lui-même, auxquels il ajoutera un avant-propos signé de sa plume. Dans le premier volume, on retrouvera La Ville et les Chiens — son premier roman traduit et publié aux éditions Gallimard en 1966 — La Maison verte, Conversation dans la Cathédrale ainsi que La Tante Julia et le Scribouillard. Dans le second tome figureront La Guerre de la fin du monde, La Fête au Bouc, Le Paradis, un peu plus loin, ainsi que Tours et détours de la vilaine fille. Cette édition s’est opérée sous la direction de Stéphane Michaud, universitaire et spécialiste de l’écrivain, avec l’aide d’Albert Bensoussan, Anne-Marie Casès, Anne Picard et Ina Salazar, qui ont revu les traductions et établi l’appareil critique.
La légende raconte que, en apprenant la bonne nouvelle, Mario Vargas Llosa a estimé que c’était certainement pour lui, “plus important que le Nobel”. Il suffit en effet de se souvenir de la réponse qu’il avait apportée à un journaliste de Paris Match lors d’une interview en mai 2015 : “Quand vous recevez le prix Nobel, on a tendance à vous enterrer vivant. Vous devenez une sorte de statue, un écrivain ‘mort-vivant’. Vous êtes là, mais on pense que vous avez atteint votre maximum. Je refuse d’être transformé en statue ! Je veux continuer à m’aventurer dans l’inconnu. Moi, je veux vivre jusqu’au dernier moment.”(1)
Dans son avant-propos, inédit et traduit par Anne-Marie Casès, l’auteur revient sur son lien privilégié avec Paris, depuis son voyage initiatique à la fin des années 50. En voici un extrait :
“Fraîchement arrivé à Paris, en août 1959, j’ai acheté ‘Madame Bovary’ à la librairie La Joie de Lire, de François Maspero, rue Saint-Séverin, et ce roman, que j’ai lu en état de transe, a révolutionné ma vision de la littérature. J’y ai découvert que le ‘réalisme’ n’était pas incompatible avec la rigueur esthétique la plus stricte ni avec l’ambition narrative et les principes élémentaires du roman selon lesquels le narrateur n’était jamais l’ ‘auteur’, mais un personnage créé, qui n’existait qu’à l’intérieur de l’histoire qu’il racontait et que le temps qu’elle durait.
Le temps d’un roman, ai-je encore appris, est une création aussi factice que les personnages et l’histoire et, si le talent créateur n’est pas inné, un écrivain peut l’acquérir à force de persévérance, d’autocritique et de travail.”
Un écrivain prolifique immédiatement et unanimement reconnu
Né le 28 mars 1936 à Arequipa au Pérou, Mario Vargas Llosa est issu de la classe moyenne péruvienne. Il fait des études de littérature à l’université nationale majeure de San Marcos à Lima et débute sa contribution en tant que journaliste dans quelques journaux et revues. Il poursuit son cursus universitaire à Madrid, grâce à une bourse d’études et obtient un doctorat en philosophie et lettres avec une thèse sur le poète nicaraguayen Rubén Darío.
En 1959, il s’installe à Paris où il travaille en tant que professeur et journaliste, notamment pour l’Agence France Presse. Il se passionne pour la littérature française et fait la rencontre de jeunes auteurs latino-américains qui deviendront, à ses côtés, les futurs piliers du “boom latino-américain” : l’Argentin Julio Cortázar, le Mexicain Carlos Fuentes, le Colombien Gabriel García Márquez ainsi que Alejo Carpentier. Le texte d’Octavio Paz, Paris, capitale de la culture latino-américaine prend alors tout son sens : c’est dans la capitale française que les écrivains d’Amérique latine se fréquentaient et ils se considéraient comme membres d’une même communauté artistique et culturelle. Il rédige La Ville et les chiens en 1963, œuvre qui est immédiatement traduite dans une vingtaine de langues et qui fait de lui un auteur de renom.
Il part ensuite à New-York avant de s’installer à Londres où il enseigne la littérature hispanique au Queen Mary College. En parallèle, il travaille pour l’Unesco à Genève, en tant que traducteur dans un premier temps. Il retourne dans sa ville natale, à Lima, en 1974 et est élu à l’Académie péruvienne en 1975. À la fin des années 1980, il s’investit dans le monde de la politique au Pérou et suite à sa défaite à l’élection présidentielle de 1990, il revient en Europe où il poursuit son activité littéraire.
Sa connaissance affûtée du Pérou, sa culture littéraire grandiose, son penchant pour l’écriture et sa personnalité affirmée, tout cela a éclos en une œuvre qui, rapidement, a imposé son nom. Mario Vargas Llosa est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages, dont, entre autres La Ville et les Chiens, (1963), qui reçoit le prix Biblioteca Breve du meilleur roman et le prix espagnol de la critique, de Conversation à la Cathédrale (1969), un des cent meilleurs romans en espagnol du XXe siècle, de La Tante Julia et le Scribouillard (1977) couronné du prix du meilleur livre étranger en France, de La Guerre de la fin du Monde (1981) ou encore de La Fête au Bouc (2000). Son dernier roman Le Héros discret, dresse un portrait réaliste du Pérou contemporain, de la société bourgeoise aux couches plus modestes.
En 1994, il est nommé membre de l’Académie royale espagnole et reçoit la même année le prix Miguel de Cervantès, équivalent du Goncourt en Espagne. Il reçoit en 1995 le prix Jérusalem, puis en 2002 le prix Roger Caillois pour l’ensemble de son œuvre. En 2005, tout en accueillant le prix Irving Kristol Award de l’American Enterprise Institute, il prononce un discours qui restera dans les esprits, Confessions d’un libéral.
Mario Vargas Llosa est titulaire au total de 40 doctorats honoris causa dans le monde entier, dont celui de l’université nationale majeure de San Marcos, de l’université Rennes 2 Haute Bretagne, de l’université de Reims Champagne-Ardenne ou encore de l’université de Bordeaux 3. En octobre 2010, il reçoit le prix Nobel de littérature pour sa “cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées des résistances, révoltes, et défaites des individus”, selon l’académie Nobel. Un an plus tard, il est anobli au titre honorifique de “Marquis de Vargas Llosa” par le roi Juan Carlos d’Espagne.
Un écrivain réaliste et profondément engagé
“Le monde réel, d’une certaine façon, ne nous suffit pas, incapable qu’il est de satisfaire nos appétits et nos rêves” (2) : telle est la manière dont le prix Nobel évoque les raisons qui l’ont mené à l’écriture et à la création d’univers de fiction.
Mario Vargas Llosa est désormais considéré comme un auteur phare de la littérature latino-américaine, et plus précisément de ce que l’on a qualifié de “boom de la littérature latino-américaine” des années 1960, c’est-à-dire l’apparition fulgurante de talents originaux qui provoquèrent admiration et passion de la part des lecteurs du monde entier. Leur style poétique, visionnaire et prolifique donnent à voir un continent latino-américain à la fois pittoresque, paradoxal et fragmenté. En tant qu’observateur acéré de l’Amérique latine, Mario Vargas Llosa montre un monde en plein développement, qui fait toutefois face à ces démons : corruption, fourberie et convoitise. Cependant, Mario Vargas Llosa a rapidement rompu avec le réalisme magique et la fougue indigéniste dominants chez ses collègues latino-américains. Il cherche avant tout à atteindre l’universel dans l’écriture.
Ses récits sont marqués par Gustave Flaubert, Victor Hugo ou encore Honoré de Balzac pour ce qui est de la densité de l’observation psychologique et sociale. Ils sont en outre traversés par le destin politique de l’Amérique latine et se démarquent par un style polyphonique témoignant des changements de la société, de la violence et de la décadence morale symbolisée par le pouvoir politique. Il retranscrit les mutations soudaines d’une civilisation marquée par la violence et, comme beaucoup de ses collègues écrivains latino-américains, Mario Vargas Llosa va du général au particulier et possède une conscience politique profonde.
Pour le prix Nobel, la fonction de la littérature réside dans la création d’une vérité différente, permettant de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. L’écriture crée une distance avec le monde réel, qui doit être celui de la distance critique, moteur des transformations de nos sociétés. Ainsi, il s’est engagé dans la politique tout au long de sa vie. D’abord, il combat la dictature militaire du général Manuel Odría et s’investit dans une branche étudiante du parti communiste. Cependant, il est vite déçu par l’idée communiste et la révolution cubaine. Il s’éloigne alors de l’idéal révolutionnaire et rompt avec l’extrême gauche.
Il s’oriente progressivement vers le libéralisme en critiquant de manière virulente le castrisme ou la révolution sandiniste au Nicaragua. Sa pensée est très influencée par celle de Adam Smith, Karl Popper, Friedrich Hayek et Isaiah Berlin. Il lit attentivement les ouvrages de l’économiste Milton Friedman et assure son soutien aux politiques d’austérité de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Au Pérou, il fonde le mouvement Libertad (droite libérale). Il s’associe également au Fredemo (Frente democrático) et se présente sous cette étiquette à l’élection présidentielle de 1990, sans succès. Sévèrement battu par Alberto Fujimori, il quitte le Pérou pour revenir en Espagne.
Il continue aujourd’hui de soutenir la politique de rigueur des gouvernements conservateurs occidentaux. En 2007, il co-fonde le parti espagnol UPyD (Union, progrès et démocratie), qui s’auto-définit comme progressiste. En avril 2011, lors des élections présidentielles péruviennes, il appuie le vote du candidat nationaliste Ollanta Humala, par crainte du retour au pouvoir de l’entourage d’Alberto Fujimori.
Vaiana GOIN