Écrivain, critique littéraire, journaliste et diplomate chilien, membre de l’Académie chilienne de la langue, Jorge Edwards a été distingué par de nombreux prix parmi lesquels le Prix national de littérature en 1994 et le prix Cervantes en 1999. Sa carrière diplomatique de plus d’un demi-siècle — nommé depuis 1962 à plusieurs reprises à Paris, entre autres en 1971 comme secrétaire de l’Ambassade auprès de Pablo Neruda puis ambassadeur du Chili en 2010 — a été en même temps pour lui un poste privilégié d’observation du monde. Profondément chilien et citoyen du monde il en renvoie “le bruit et la fureur” dans sa très vaste œuvre : romans, contes, essais, chroniques. Notre collaborateur Irène Sadowska-Guillon l’a rencontré récemment à Madrid.
À vos débuts littéraires, vous vous êtes aventuré dans la poésie qui a toujours une grande importance pour vous. En quoi nourrit-elle votre écriture ?
La prose narrative n’est pas pour moi un simple récit. Elle doit avoir une spécificité esthétique, un souffle, un rythme poétique. Écrire et lire de la poésie est essentiel dans ma vie d’écrivain. La mémoire absolue rend fou, comme cela arrive dans Funes el memorioso, au personnage de Jorge Luis Borges. La grande prose est faite d’une mémoire incomplète. La grande poésie est le produit d’une mémoire profonde et à la fois partiale.
Tout au long de votre longue carrière diplomatique, vous avez côtoyé une quantité de grandes personnalités politiques et vécu des événements qui ont marqué et transformé irréversiblement la situation géopolitique de notre monde. Vous abordez ces rencontres et ces événements dans de nombreux livres, mais toujours avec une distance et un regard subjectif d’un narrateur. La littérature, l’écriture dans son rapport à la réalité vécue doit-elle introduire une dimension fictionnelle ?
Le regard sur ce qu’on appelle la “réalité” ne peut pas être tout a fait réaliste. Les meilleurs historiens, comme les meilleurs chroniqueurs, sont des poètes. Le genre littéraire qui réussit la synthèse, c’est l’essai. La réalité sociale, historique, politique, n’est jamais fixe, elle est toujours interprétable.
L’éloignement du Chili durant vos nombreuses missions diplomatiques vous a permis de resituer son histoire récente, la dictature et la post-dictature, dans une perspective plus vaste. Vous abordez cette problématique dans de nombreux romans, souvent de façon allégorique, entre autres dans Los convidados de piedra, El museo de cera, El anfitrión. Quels thèmes récurrents peut-on dégager dans ces œuvres ?
L’ordre social et le désordre, la nostalgie du passé et la nostalgie du futur, l’utopisme et le scepticisme. Le péché originel, la perte du paradis et les efforts, nombreux, dramatiques, quelquefois pathétiques, inévitables, de reconstruire le paradis ou de l’inventer. Mais il faut éviter à tout prix que la recherche du paradis futur conduise à un enfer présent. Le sens de la justice est au centre de tout cela.
Persona non grata, écrit à la suite de votre mission diplomatique en 1971 à Cuba, publié en 1973, critique corrosive de la société cubaine, censuré et même interdit à l’époque, a suscité beaucoup de polémiques. Réédité ensuite à plusieurs reprises, ce livre est republié actuellement alors que la “réconciliation” entre les États-Unis et Cuba marque un tournant dans l’histoire d’un demi-siècle de l’île. Ce livre a-t-il aujourd’hui plus que jamais la valeur d’un témoignage sur le régime castriste ?
Persona non grata a été un jugement et une mémoire. Si l’on lit ce livre après plus de quarante ans, c’est parce que la mémoire survit et que le jugement, irritant, intolérable pour beaucoup, n’est pas finalement si extravagant. Cela a été écrit par un Chilien à un moment où des intellectuels pleins de “bonne conscience” pensaient que le castrisme était la panacée pour le Chili d’alors. J’ai mis seulement trois ou quatre jours pour comprendre que si on appliquait ce modèle au Chili, j’allais être un des premiers dissidents et exilés. À mon avis, le Président Obama et le Pape François ont fait une erreur grave en ne voulant pas prendre contact avec les dissidents intérieurs et de l’exil. Le castrisme a divisé le pays. Il faut maintenant le réconcilier. C’est plus important que les relations diplomatiques cubano-américaines.
Vous vous inspirez souvent dans vos romans des vies de grands artistes, par exemple celle de l’architecte italien Joachin Tresca, dans El sueño de la historia ou du poète chilien Enrique Lihn dans La casa de Dostoïevski. En quoi la figure de Montaigne vous fascine ? Quelle approche en proposez-vous dans La muerte de Montaigne ?
Quand un écrivain écrit sur un autre écrivain ou sur un autre artiste, il fait de l’autobiographie réflexive et inventée. Je me suis toujours senti bien dans cette forme d’écriture. C’est une façon de se regarder avec distance et d’objectiver, pour ainsi dire, son moi. Montaigne l’explique en deux mots, admirablement, dans sa préface à la première édition de ses Essais complets. Les romans modernes, depuis Don Quijote, sont pleins “d’écrivains de fiction”, de personnages “qui écrivent des livres pour les donner immédiatement aux imprimeurs” comme dit don Quijote. Un des derniers est le Bergotte de Marcel Proust.
Dans la majorité de vos romans, les destins des êtres particuliers sont inextricablement liés aux événements politiques, guerres, dictatures… Qu’est-ce qui a été à l’origine de votre dernier roman Historia de María ?
L’histoire intervient dans la fiction et la change, comme la guerre mondiale dans la Recherche de Proust. Dans mon dernier roman, l’occupation nazie et les premières manifestations de mise en marche de l’Holocauste à Paris ont transformé une femme chilienne mondaine en héroïne. C’est l’histoire d’une “conversion” par la compassion et par l’amour de la vie. María, mon personnage, qui est inspiré librement d’une histoire réelle, risque sa vie pour sauver des enfants juifs dans les rafles de 1942.
Propos recueillis par
Irène Sadowska Guillon