Le premier roman traduit en français du Colombien Evelio Rosero, Les armées, faisait connaître une voix originale, mélange de gravité et de légèreté, de drame et de drôlerie. Dans Le carnaval des innocents, à paraître le 21 janvier aux éditions Métailié, c’est la drôlerie qui domine. L’auteur a choisi le ton du burlesque, les situations bouffonnes, sans s’épargner un véritable pessimisme quand il évoque l’être humain et la société colombienne. Un intéressant et surprenant mélange des genres.
Pendant le Carnaval, tout est possible : les messieurs les mieux considérés de la petite ville de Pasto, en Colombie, se livrent aux pires folies, les étudiants les plus effacés se saoulent en compagnie d’adultes à qui ils n’ont jamais osé adresser la parole, les bigotes les plus prudes se donnent avec la plus déplorable des impudeurs : c’est bien le ton de la farce qu’a choisi Evelio Rosero, auteur d’un superbe roman bien plus “sérieux” malgré une bonne dose d’humour, Les armées, publié en France en 2008. Le Carnaval, c’est surtout, traditionnellement, la subversion des valeurs en vigueur le reste de l’année. C’est ce que fait un peu aussi Rosero par rapport aux usages littéraires. C’est aussi ce que les protagonistes appliquent consciencieusement, bien que sans l’avoir projeté, et dans le genre blagues de carabins.
Les lecteurs qui avaient été frappés par la force et le ton des Armées risquent de subir un choc : peu de ressemblances avec ce Carnaval des innocents, bien qu’ici aussi l’arrière fond soit plutôt noir : peut-on remettre en cause dans la province colombienne des années 60 les grands mythes fondateurs ? Peut-on impunément s’attaquer au héros premier de toute la région, Simon Bolívar lui-même ? Le malheureux docteur Justo Pastor Proceso s’y risque et s’expose à des conséquences qui se révèlent à mi-chemin du grotesque et du tragique. Sans en être totalement conscient, il risque sa vie, en butte à la réaction des autorités locales aussi bien que des jeunes excités politisés à l’extrême. Cela d’ailleurs ne l’empêche pas de multiplier en un temps record des prouesses sexuelles multiples et variées.
On pourra trouver déséquilibrés ces débordements de farce qui sous-tendent une réalité terrible et qui parfois se mêlent à de véritables cours d’histoire, parfois un peu ardus pour un public européen. Mais si on accepte ce qui réjouirait les spectateurs d’une commedia dell’arte, on rira en accompagnant les personnages gorgés d’aguardiente anisée de ces journées carnavalesques.
Christian ROINAT
Le carnaval des innocents, de Evelio Rosero, traduit de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry, éd. Métailié, 304 p., 21 €. SITE
Evelio Rosero en espagnol : La carroza de Bolívar / Los ejércitos / Los almuerzos, ed. Tusquets / Juliana los mira, ed. Anagrama, / Clarice er auna reina, ed. Lóguez, Salamanque.
Autres livres en français : Les armées, de Evelio Rosero, éd. Métailié, 160 p., 17 €. SITE