Il est mexicain, d’ascendance espagnole. Il est l’époux de la romancière Valeria Luiselli (Des êtres sans gravité). Il est aussi le frère de l’écrivain Jordi Soler (Restos humanos). Álvaro Enrigue a publié depuis une vingtaine d’années cinq romans, dont le dernier qui sort en traduction française, a été couronné par le prestigieux prix Herralde l’an dernier, ce qui devrait permettre à un public français de vraiment découvrir une voix d’une grande originalité.
Mort subite est un véritable tourbillon qu’on serait bien en peine de résumer tant il brasse d’images, de sensations, d’idées, d’actions, le tout dans une ambiance de folle fantaisie malgré tout maîtrisée. On est le 4 octobre 1599 à Rome. Une partie de tennis (mais oui, ce jeu existait à l’époque) se déroule sur la Piazza Navona. Elle oppose un peintre lombard, le Caravage, à un poète espagnol, Francisco de Quevedo et a été provoquée par un affront peu clair de l’un sur l’autre, on ne sait plus, mais elle doit laver l’honneur des deux hommes. Autour de cette partie de pelote, qui est le seul élément inventé du roman, le narrateur évoque l’époque historique, si riche, les rapports conflictuels des pays européens entre eux, les rapports entre le vieux continent et les terres nouvellement découvertes que les Espagnols sont en train d’asservir, la Cour pontificale et les mauvais lieux romains (qui présentent pas mal de ressemblances), l’atelier de l’artiste et ses découvertes techniques, ainsi que l’histoire du jeu de balle, universel, qui se joue aussi bien dans les temples aztèques et mayas, qu’en Chine ou à la cour des rois de France ou d’Espagne.
On vole, de Londres à Madrid, de Paris à Tenochtitlán, de la cour de François Ier à un cul de basse fosse, d’une pièce de Shakespeare aux coulisses de la papauté. Álvaro Enrigue nous fait partager sa folie de l’anachronisme génial, essentiellement un anachronisme de mots ou de tournures : l’Histoire est soigneusement respectée, par contre ce qui ne l’est pas toujours, c’est la syntaxe et les situations, mais c’est tant mieux (Saint Matthieu est traité de “vieux pigeon parmi les jeunes faucons”). Sans doute les esprits cartésiens éprouveront une certaine difficulté à suivre ces méandres et ces ruptures apparemment peu rationnelles, mais le XVIIe italien ou espagnol étaient-ils rationnels dans leur(s) vérité(s) quotidienne(s) ? Et les esprits cartésiens se priveront d’un sacré plaisir !
Mais Dieu, qu’il ressemble au nôtre, cet univers contemporain du Siècle d’Or espagnol : cette ouverture qui semble sans limites, la découverte de nouveaux territoires en Amérique d’un côté, les possibilités à nos yeux infinies des nouvelles technologies de l’autre ; cette Europe aux frontières qui, déjà existent sans exister vraiment, avec des papes espagnols (le sont-ils encore ? Ne sont-ils pas devenus italiens, européens avant la lettre, apatrides ?), Léonard de Vinci qui meurt au Clos Lucé, alors que les États entretiennent entre eux une guerre perpétuelle au cours de laquelle meurent des centaines de milliers d’hommes sans nationalité certaine… On n’est d’ailleurs pas obligé de comprendre les raisonnements tortueux qui accompagnent ces intrigues… florentines. L’essentiel, c’est ce tableau rempli d’une vie intense de la Rome sous Pie IV ou de Mexico peu après la brutale installation des Espagnols, et c’est aussi cette vision de l’histoire, de son cours, de ses turpitudes.
L’irrévérence est partout dans ce livre, surtout dirigée contre une cour pontificale qui semble bien la mériter ! Álvaro Enrigue ne respecte-t-il donc rien ? Si, ses lecteurs et, mieux encore, la littérature. Contrastant fortement avec cette insolence, il nous offre des passages purement historiques, une information rigoureuse qui, paradoxalement, est bien la base de la satire délirante, l’équivalent littéraire de la technique du clair-obscur qui, lui, envahit la peinture au même moment, avec le Caravage en tête des innovateurs. Le baroque, c’est bien en effet le clair-obscur, mais c’est aussi la lumière éclatante, le transparent de la cathédrale de Tolède aussi bien que la mort omniprésente dans les natures mortes. Et ce Mort subite, c’est l’exact équivalent dans la littérature du XXIe siècle de ces extrêmes qui finissent par se rejoindre, ce qu’est non seulement la littérature de Álvaro Enrigue, mais aussi de toute l’Amérique latine.
Christian ROINAT