Le journaliste Paulo Antonio Paranagua du journal Le Monde nous propose dans l’édition du 19 décembre dernier, une interview intéressant d’Alain Rouquié, ancien diplomate et président de la Maison de l’Amérique latine de Paris. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident (Seuil, 1987), Le Brésil au XXIe siècle. Naissance d’un nouveau grand (Fayard, 2006), Le Mexique. Un État nord-américain (Fayard, 2013). En 2016, il publiera Le siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques (éd. du Seuil).
Le Monde – Comment expliquer la défaite du péronisme à l’élection présidentielle en Argentine, après quatorze ans au pouvoir ?
Alain Rouquié – Si on additionne les voix des candidats Daniel Scioli et Sergio Massa au premier tour, les péronistes ont obtenu 52,5 % des voix. Divisé, le péronisme a perdu au second tour, le 22 novembre. Le vainqueur, Mauricio Macri, n’a pas fait une campagne anti-péroniste, il a même inauguré la première statue du général Juan Perón à Buenos Aires. Il a concentré ses critiques sur la présidente sortante, Cristina Kirchner [2007-2015]. Le pouvoir use, surtout si on en abuse. Mme Kirchner a alimenté un climat de tension et une forte hostilité contre toute opposition. Le contrôle des changes, le magouillage des statistiques, la volonté de faire plier les médias et de politiser la justice, la gestion arbitraire et autoritaire font partie de la logique hégémonique, mais n’ont guère contribué au dynamisme électoral.
Et l’échec des héritiers d’Hugo Chávez aux législatives du 6 décembre au Venezuela ?
Le président Nicolás Maduro n’est pas Chávez ! Et, même s’il avait été un homme d’envergure et de capacité décisionnelle, il n’était pas à même de remettre en question le modèle chaviste, puisqu’il avait été désigné par Chávez [mort en 2013]. Maduro ne pouvait qu’approfondir la crise, commencée sous Chávez. Le Venezuela a la première inflation au monde et la plus forte récession d’Amérique latine, sans oublier la chute du prix du pétrole. Attribuer la pénurie et la monnaie dépréciée à une “guerre économique” des États-Unis, de l’opposition et du monde entier contre le Venezuela, comme l’a fait Maduro, c’est risqué comme argument électoral. Il était difficile d’éviter la défaite dans le cadre d’élections libres et transparentes. Et elles l’ont été, c’est le propre d’une démocratie hégémonique, même si les candidats officiels pouvaient compter tous les moyens de l’État.
Il y a maintenant deux inconnues : que va faire Maduro et que va faire l’opposition. Après un moment d’hésitation, Maduro a reconnu les résultats, mais ensuite il a dénoncé la “contre-révolution”. Si on regarde l’Argentine pour comprendre la longévité du péronisme depuis 1946, il y a l’habileté de Perón, la force des syndicats péronistes, mais aussi l’insigne maladresse de ceux qui l’ont renversé en 1955. Leur volonté de revanche sociale et politique a assuré la pérennité du péronisme. La proscription a donné à Perón une aura de victime, alors qu’il avait été un dictateur [1946-1955].
Si l’opposition vénézuélienne ne comprend pas cela, elle fera le lit d’un chavisme récurrent ou permanent. L’ancien candidat à la présidentielle Henrique Capriles Radonski a mis en garde contre toute vengeance mais je ne sais pas si les autres opposants partagent son avis. Si Maduro essaye de marginaliser la nouvelle Assemblée nationale, où les opposants disposent des deux tiers des sièges, le chavisme n’aura pas beaucoup d’avenir. Mais, si l’opposition tente de destituer Maduro rapidement et de s’en prendre aux bases chavistes, à leurs associations ou institutions, on aura du chavisme pour longtemps.
Le péronisme est-il une matrice du chavisme et d’autres populismes ?
Plutôt un modèle ou un idéal type, avec les distances dues à leur façon d’arriver au pouvoir, les différences économiques et les singularités de l’histoire de chaque pays. Indépendamment des origines militaires de Perón et de Chávez, ils ne se sont pas appuyés sur les mêmes couches sociales. Les démocraties hégémoniques cherchent le moyen de redistribuer le revenu à des couches marginalisées et de rester au pouvoir le plus longtemps possible avec des élections.
Le péronisme surgit à un moment de conjoncture favorable pour l’Argentine, à la fin de la seconde guerre mondiale. Perón disait qu’à la Banque centrale de Buenos Aires, on trébuchait sur les lingots d’or dans les couloirs. À partir de 1949-1950, il y a un renversement de conjoncture. Lorsque Perón est chassé du pouvoir, l’Argentine connaît une période de vaches maigres.
Dans les pays “bolivariens”, le président se consolide parce qu’il y a un supercycle de hausse des matières premières. Lorsque Chávez arrive au pouvoir, en 1999, le baril de brut est à 8 dollars. L’explosion des cours au-dessus des 100 dollars lui permet d’avoir une politique sociale ambitieuse. Sans cette hausse, il n’aurait pas eu les moyens de conserver l’appui des classes défavorisées. Ce type de régime suppose une période de prospérité. Généralement, ils disparaissent dans une phase de basses eaux.
Lier cycles politique et économique, n’est-ce pas un peu trop mécanique ?
On ne peut pas tout expliquer par l’économie. Il faut la rencontre de trois facteurs : une phase de prospérité, un leadership avec autorité électorale et la volonté d’intégrer des secteurs marginalisés. Perón s’est appuyé sur la classe ouvrière, dont les syndicats étaient réprimés. En Bolivie, Evo Morales a privilégié les indigènes. Au Venezuela, Chávez s’est tourné vers le sous-prolétariat des bidonvilles. Quand la prospérité disparaît, il ne reste souvent que l’idéologie et les institutions sociales créées par le leader.
Ces gouvernements ne renforcent pas les institutions nationales ni les partis politiques. Perón se contentait d’une simple machine électorale, mais comptait aussi sur des associations de quartier, des organisations syndicales ou d’agriculteurs. Après la chute, cela reste en place et peut être porteur du message et de la nostalgie d’un régime social gratifiant, expansif. Perón a mis des années à trouver des héritiers. Et, après sa mort [1974], les péronistes sont parvenus au pouvoir avec des politiques aussi contradictoires que celles de l’ultralibéral Carlos Menem [1989-1999] et Nestor Kirchner [2003-2007]. La densité de l’attachement à l’idéologie, faite de nationalisme, de social, de relation directe avec le dirigeant au mépris des partis et des institutions, constitue la spécificité des démocraties hégémoniques.
Les évolutions en Argentine et au Venezuela annoncent-elles un nouveau cycle dans la région ?
Les cycles se suivent et s’opposent en Amérique latine. Pourquoi avons-nous assisté à un cycle que certains ont qualifié de gauche ou de “populiste” ? Parce qu’avant il y a eu des gouvernements avec des politiques ultralibérales, qui ont préparé le cycle interventionniste et nationaliste. Le paradoxe argentin est que le cycle ultralibéral ne se limite pas aux militaires [1976-1983], mais comprend aussi Menem. Au Venezuela, le social-démocrate Carlos Andrés Pérez a nationalisé le pétrole et adopté une politique sociale avancée lors de son premier mandat [1974-1979]. En revanche, son second mandat [1989-1993], avec l’ajustement qui a provoqué l’explosion sociale du Caracazo [1989], était à l’opposé.
Les cycles politiques correspondent à des contraintes, l’économie joue un rôle capital. Les pays latino-américains sont des exportateurs de matières premières, surtout le Venezuela, qui dépend du pétrole. Va-t-on vers un cycle qui ne sera ni interventionniste ni ultralibéral ? C’est possible. Et ce serait une bonne chose pour l’Amérique latine. Mais ce n’est pas encore très net, car il peut y avoir des chocs en retour. Dépourvu de majorité parlementaire, Mauricio Macri aura des difficultés à gouverner l’Argentine.
Cela dit, deux facteurs sont nouveaux : l’allergie à la corruption et la fin de la guerre froide. Il est extraordinaire de voir au Guatemala un président en prison pour corruption, puis l’élection du comédien Jimmy Morales, parce qu’il a promis de lutter contre les malversations. Au Brésil, la volonté d’en finir avec la corruption va jusqu’à envisager la destitution de la présidente Dilma Rousseff, ce qui me semble discutable. Mais la crise brésilienne éclaire le blocage du système politique. La justice est forte dans la mesure où l’exécutif est faible, et le législatif est perdu dans un multipartisme proliférant et des querelles interminables.
Vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, les États-Unis et Cuba ont mis fin à la guerre froide régionale. Cela prive d’arguments ceux qui considèrent que tous les malheurs d’Amérique latine viennent du complot américain contre les forces progressistes. Je crois d’ailleurs que la paix avec la guérilla sera signée en Colombie.
Vous récusez la notion de populisme ?
C’est une étiquette péjorative. Si on veut analyser un phénomène complexe, énigmatique, ce n’est pas en utilisant une insulte qu’on parviendra à l’éclairer. Lorsqu’un groupe ou un parti arrive au pouvoir par des élections et considère, pour des raisons nationales ou sociales, que la majorité lui donne tous les droits, sans limites constitutionnelles ou juridiques, je préfère parler de démocraties hégémoniques. Ces majorités s’érigent en totalité, les minorités doivent obtempérer, sous menace d’être désignées comme ennemis de la nation. La Russie et la Turquie ont ce type de régime. Les institutions comptent peu, ainsi que les droits des personnes et de la presse, ou l’indépendance de la justice. Malgré la dérive autoritaire, ce n’est ni la dictature ni le totalitarisme, puisque l’alternance reste possible, comme en Argentine.
Paulo A. Paranagua
Journaliste au Monde