Appel à ceux qui croient ne rien comprendre aux rouages de l’économie moderne (j’en suis), à ceux qui ne sont pas fondamentalement intéressés par les discussions pointues entre économistes (j’en fais partie), à ceux qui pourraient être effrayés par les 800 pages ornées d’un titre peu attrayant (j’en ai été) : Lisez La faim de Martín Caparrós : vous découvrirez, vous comprendrez, vous réagirez, vous vous révolterez, vous communierez aussi avec Nyankuma la Soudanaise ou Mohamed le Bangladais.
L’auteur, journaliste qui est aussi un remarquable romancier (il faut avoir lu Living, paru en France en 2011), part du principe que les chiffres, surtout s’ils sont énormes, finissent par ne plus rien signifier : selon le calcul choisi par différents organismes, il y a dans le monde peut-être 848 millions, peut-être 786 millions de dénutris : pour le lecteur, que représente cette différence ? Une abstraction, même si on peut la comparer au nombre de Français actuel. Une pure abstraction. Alors, il préfère nous raconter la vie quotidienne de Rahmati, dans l’État de Bihar en Inde ou celle de Hussena au Niger. Et il nous dit aussi que la faim, ce n’est pas forcément mourir de faim, c’est aussi manger insuffisamment ou de façon non adaptée.
Il explique, dans une langue d’une clarté admirable, comment a existé et existe encore, plus que jamais, une véritable organisation internationale (FMI et Banque mondiale en tête, relayés par les différentes politiques néolibérales) pour canaliser la misère et donc la malnutrition : par exemple, faire en sorte que le petit paysan qui parvient tout juste à nourrir sa famille renonce aux cultures traditionnelles pour acheter à bas prix (des bas prix subventionnés par les organisations en question souvent) des produits venant des pays développés. Et les cultures traditionnelles elles-mêmes sont souvent défaillantes, peu performantes sur le plan nutritionnel. Tout cela est bien connu, mais personne ne fait rien pour corriger les manques. Les universelles corruptions locales n’aident pas. Beaucoup de gens, et pas seulement les plus haut placés, tirent des bénéfices dérisoires mais considérables à leur échelle des aides étrangères qui, à l’arrivée, appauvrissent encore plus le village, la région, le pays.
Il parle aussi des traditions et de leur poids : en Inde, l’organisation par castes justifie d’une certaine façon l’impossibilité absolue de faire bouger les choses. Plusieurs religions ont prôné les vertus de la pauvreté et même de la faim, parfois c’est encore le cas. Ce que fait ressortir Martín Caparrós des paroles et des écrits de Mère Teresa de Calcutta (devenue sainte par la grâce de l’Opus Dei et Jean Paul II, qui n’a pas tardé à l’être lui aussi, par la grâce cette fois du bienveillant François) fait frémir. De la résignation désespérée de la plupart des victimes de la faim au nihilisme qui conduit à la participation souvent suicidaire aux petits trafics locaux et aussi au salafisme djihadiste, l’auteur embrasse toutes les réactions de ceux qui souffrent chaque jour de la faim.
Nourriture ou argent, argent ou nourriture, autrement dit manger ce que l’on peut cultiver ou être obligé de l’acheter, voilà la seule question déclinée sur tous les tons ‒ ou sur le même ton ‒ dans le monde entier, enfin dans une partie du monde que l’autre partie ne veut, n’ose pas regarder, qu’elle préfère ignorer sans y parvenir. Et Martín Caparrós ne cesse de nous le répéter, lui comme nous ne savons pas vraiment comment aborder, littérairement ou matériellement, cette réalité.
Ce livre, ce monument, qui balaye les divers aspects de ce qui fait aussi notre vie, est un réquisitoire argumenté et convainquant contre cette mondialisation qui nous a été imposée depuis quelques décennies. Sans qu’on en soit toujours conscient, tout le monde est plus ou moins touché. Aux États-Unis par exemple, les soupes populaires qui avaient disparu après la fin de la grande dépression des années 30 sont à nouveau de plus en plus fréquentées quand, en parallèle, s’accentue le problème de l’obésité, maladie créée par l’homme qui est une autre facette d’une nourriture mal utilisée, paradoxe quotidien et bien visible.
Il y a beaucoup plus de questions que de réponses dans La Faim. Martín Caparrós a pris la mesure de la complexité sans fin de son sujet, et il ne tente pas de donner de leçons, ce que beaucoup d’autres, moins modestes, font à longueur de temps, ni d’imposer de solutions (chacune d’elles a son revers), ni surtout de simplifier : il réfléchit et nous invite à faire de même, ce qui souvent met mal à l’aise… Pourrait-il en être autrement face à un tel sujet ? Et enfin, malaise final, il est obligé d’admettre l’absence totale de propositions nouvelles pour, peut-être, trouver des solutions : au-delà de la (saine) indignation… Rien, pas une personnalité, pas un mouvement régional, national, mondial… Rien. Tout juste une fugace lueur d’espoir, par exemple cette superbe phrase : “Je suis pour l’impensable puisqu’il s’est réalisé tant de fois”.
Christian ROINAT