Les légistes ont trouvé d’étranges bactéries dans le corps du poète. La thèse de l’assassinat, défendue par son chauffeur Manuel Araya et le Parti communiste, reprend force.
Rappel historique des faits. Septembre 1973. Quelques jours après le coup d’État du général Pinochet, Pablo Neruda, prix Nobel 1971 de littérature et ancien ambassadeur de Salvador Allende en France, s’inquiète pour sa sécurité. Il avait été sénateur du Parti communiste et avait un moment voulu présenter sa candidature pour les élections présidentielles de 1970 mais s’était retiré pour laisser la place au sénateur Allende. Informé de la répression sanglante contre les partisans d’Allende et les partis de gauche, il est inquiet pour sa sécurité. Atteint d’un cancer de la prostate, il reste confiné dans sa propriété de Isla Negra sur la côte Pacifique. Neruda contacte l’ambassade du Mexique et demande l’asile politique qui lui est immédiatement concédé. L’ambassadeur mexicain Gonzalo Martínez réserve une chambre pour Neruda à la clinique Santa María à Santiago où il devra attendre l’arrivée de l’avion qui décollera le 24 septembre vers Mexico. Le 19 septembre, Neruda, Matilde Urrutia son épouse (2) et Manuel Araya, son chauffeur-garde du corps, se rendent en ambulance à Santiago, un voyage épuisant à cause des contrôles militaires incessants et des fouilles humiliantes d’un homme malade.
Selon un livre des auteurs Amoros et Camacho (1), trois jours après son entrée dans la clinique et la veille de sa mort, Neruda reçoit plusieurs visiteurs dans sa chambre 406. D’abord l’ambassadeur mexicain Gonzalo Martínez, puis ses amis et des politiciens démocrates chrétiens, les seuls qui pouvaient encore circuler à cette époque. Et finalement, l’ambassadeur suédois Harald Edelstam qui avait déjà accueilli plusieurs dizaines de Chiliens condamnés à mort par les militaires. Des documents peu connus, envoyés par Edelstam (3) à son gouvernement font état “d’un Pablo Neruda malade mais désirant quand même voyager au Mexique… Le poète était indigné : ‘Ils sont pires que nazis, ils assassinent leurs propres compatriotes…’” Selon Edelstam, Neruda attendait d’être au Mexique pour publier une forte condamnation du coup d’État, lancer un appel à la solidarité internationale et monter une opposition aux militaires.
La mystérieuse piqûre
Neruda, alité mais en bonne forme, demande alors à Matilde de retourner à Isla Negra chercher des manuscrits qu’il a oublié d’emmener. Araya l’accompagne. Alors qu’ils rassemblent les documents réclamés par le poète, celui-ci les appelle : pendant qu’il dormait, quelqu’un est entré dans sa chambre et lui a fait une piqûre dans le ventre, il ne se sent pas bien… À leur retour à Santiago, Matilde et Araya trouvent un Pablo Neruda enfiévré, le visage gonflé et rouge. Un médecin dit alors à Manuel Araya qu’il faut qu’il aille acheter un médicament spécial que ne possède pas la clinique, dans une pharmacie précise située dans l’avenue Vivaceta. Proche de sa destination, il est cerné par deux voitures dont les occupants le rouent de coups et lui tirent une balle dans la jambe avant de l’emmener au Stade National devenu prison pour des milliers de Chiliens. Dans la clinique, le médecin Sergio Draper dit qu’un médecin du nom de Price lui avait signalé que lui, Price, avait été désigné pour s’occuper de Neruda. Draper décrit Price comme un homme de 1,80 m de haut, 27-28 ans, blond aux yeux bleus. Pablo Neruda meurt ce même soir vers 22h. Aucune infirmière ne connaissait Price et il disparut le lendemain.
Le juge ordonne l’exhumation
Début mai 2011, Manuel Araya déclare à la revue mexicaine Proceso (4) que Neruda a été assassiné. Fin mai, l’avocat Eduardo Contreras dépose une plainte au nom du Parti communiste dont Neruda était membre. Elle aboutit sur le bureau du juge Carroza qui décide d’ouvrir une procédure. Pour le directeur du Service médico-légal de Santiago, Patricio Bustos, les grandes difficultés sont les 38 années écoulées et surtout la disparition mystérieuse à la clinique de tous les documents, fiches cliniques, dossiers médicaux et protocoles de soins concernant Neruda. Le juge ordonne l’exhumation des restes du poète enterré avec Matilde à Isla Negra depuis 1992. Elle a lieu le 8 avril 2013 en présence du juge, de 13 légistes chiliens et internationaux, du président du PC, de Manuel Araya et de son avocat Contreras, ainsi que de Pablo Ryes, neveu de Neruda.
Découverte de bactéries pathogènes
Que cherchent les légistes ? D’abord confirmer que le poète était bien atteint d’un cancer avancé. Ensuite, rechercher la présence ou l’absence de toxines qui auraient pu provoquer la mort. Le certificat de décès du poète indique “mort par cachexie cancéreuse” ce qui est très étonnant, la cachexie étant un affaiblissement profond lié à une dénutrition très importante, ce qui n’était pas du tout le cas de Neruda, un homme de près de 100 kg ! Des prélèvements sont envoyés à différents laboratoires ou universités au Chili, en Autriche, en Espagne, au Canada et aux États-Unis. Les premiers résultats en mai 2013 confirment la présence d’un cancer de la prostate avancé avec métastases. Pour la recherche approfondie et précise de toxines, le juge fait envoyer des échantillons osseux à l’Université de Murcia en Espagne. Début mai 2015, la Fondation Pablo Neruda, qui a toujours rejeté les déclarations de Manuel Araya, demande que les restes du poète soient à nouveau inhumés à Isla Negra. Mais le 28 mai, coup de théâtre : l’expert légiste Aurelio Lun de l’Université de Murcia annonce qu’il a découvert la présence de staphylocoques dorés (staphylococcus aurea) dans les restes osseux du poète. Ce micro-organisme est extrêmement pathogène et peut provoquer une septicémie mortelle. Le juge conforme alors un nouveau groupe d’experts qui devront analyser les résultats.
Un parallèle saisissant : d’autres chefs d’État sont morts dans des circonstances similaires
L’ancien président de centre gauche João Goulart du Brésil, renversé par un coup d’État soutenu par la CIA en 1964, s’exile en Uruguay puis en Argentine. Il y meurt le 7 décembre 1976, un peu après le coup d’État militaire du général Videla. En 2008, le journal brésilien Folha de São Paulo publie le témoignage d’un ancien agent de la police secrète uruguayenne, Mario Neira Barreiro, selon lequel Goulart aurait été empoisonné sur les ordres du dictateur brésilien Geisel. Le corps de Goulart a été exhumé en novembre 2013 à des fins d’analyse. Les soupçons portent sur l’Opération Condor.
Au Chili, l’ancien président Eduardo Frei meurt “de septicémie” en janvier 1982 dans la même clinique Santa María de Santiago, suite à une opération qui eut lieu plusieurs mois auparavant. Il était considéré comme le seul homme politique pouvant représenter un danger pour Pinochet. En 2009, le juge Alejandro Madrid établit la raison de sa mort comme un homicide par empoisonnement et inculpe 6 personnes dont deux médecins militaires, les docteurs Patricio Silva et Pedro Valdivia, qui travaillaient dans la clinique aussi du temps de Neruda…
Les avocats de Manuel Araya et du PC pensent que le mystérieux docteur Price pourrait être Michael Townley, un agent de la DINA (police secrète de Pinochet) déjà accusé du meurtre de Orlando Letelier à Washington et de l’assassinat du général Carlos Prats à Buenos Aires. Townley bénéficie aujourd’hui du statut de “témoin spécial” aux États-Unis : en échange de son témoignage à charge contre la DINA pour la mort de Letelier, il n’a reçu qu’une basse peine et vit aujourd’hui sous un faux nom…
Jac FORTON