Il y a quelques années on a beaucoup parlé, à l’échelle mondiale, des mortes de Ciudad Juárez, au Mexique. Sergio González Rodríguez avait alors publié Des os dans le désert, un roman (il tient à cette définition) sur ce féminicide, et dans 2666 Roberto Bolaño avait même mis en scène le journaliste-romancier, faisant de Sergio González un de ses personnages. Les pistes pour tenter d’expliquer ces multiples meurtres précédés de violences inhumaines étaient nombreuses, mais ne débouchaient généralement sur rien : on cherchait un tueur en série, un groupe organisé ou un mystérieux décideur qui aurait mis en place un réseau. La vérité était sans doute plus simple et plus horrible : la violence quotidienne s’attaquant aux jeunes femmes pour l’unique raison qu’elles étaient des jeunes femmes. Ces violences sur les femmes ne se cantonnent pas au Mexique, et c’est, avec une approche toute différente, ce qu’a voulu faire Selva Almada dans son nouveau roman, Les jeunes mortes : montrer de la façon la plus dépouillée ce dont un être humain est capable.
Un premier chapitre magistral décrit une matinée banale de dimanche dans la famille de Selva Almada. Elle a alors treize ans, son père prépare l’asado qui constitue le menu hebdomadaire. Le ciel est limpide, tout est pacifique mais quelques détails infimes font naître chez l’adolescente un tout léger malaise. Et soudain la radio annonce la mort d’une jeune fille dans un village voisin. Cette nouvelle est pour Selva Almada une révélation. Les jeunes mortes en est l’aboutissement. La découverte du corps d’une jeune fille, abandonné quelque part dans une décharge ou dans la nature fait partie des informations presque banales en Argentine dans les années 80, mais encore actuellement (on a recensé plus de 1800 victimes depuis 2008). Chacune a son histoire personnelle, on en parle un certain temps, surtout si les faits se sont produits à proximité, et peu à peu on oublie. Une trentaine d’années après l’annonce de ce dimanche de printemps, Selva Almada entame une enquête personnelle pour essayer de comprendre : elle se rend sur les lieux, rencontre quelques personnes qui ont pu être en rapport avec les victimes ou leurs familles, elle rend même visite plusieurs fois à une voyante. Il n’est pas dans son intention de découvrir les coupables, mais de replacer les faits dans leur contexte et elle le fait de manière non policière mais bien littéraire.
Elle décrit avec une grande douceur et aussi une profonde humanité ces destins modestes brutalement interrompus. Et c’est cette douceur dans l’approche qui fait ressortir ces violences si diverses mais si courantes qu’on ne les remarque plus vraiment. Il s’agit par exemple de cette jeune fille à peine pubère qui doit accepter de passer un moment avec un assez vieux monsieur qui aidera sa mère avec un peu d’argent. Il n’y a pas en effet que les violences physiques, Selva Almada raconte, toujours d’une façon qu’on pourrait presque qualifier de “naturelle” les petites humiliations, l’avilissement, la destruction d’un être par un autre. Le plus terrible, peut-être, c’est que, en Argentine dans les années 80, on peut tuer des jeunes filles sans faire naître d’autres réactions qu’une émotion, forte mais brève, avant l’oubli. Ce roman est aussi un documentaire vécu par l’auteure elle-même sur la classe moyenne dans la province argentine d’il y a trente ans. Il y a la dignité prônée par les familles, le sens de l’honneur, souvent respecté, parfois mis à mal par les conditions d’existence. Ce n’est pas la misère, mais la vie est dure à gagner et on n’arrive pas toujours à surnager, même si on s’efforce de garder la tête haute. Même si la barbarie parfois est à l’affût, on a là un poignant hommage à ces petites gens dont Selva Almada se sent si proche.
Christian ROINAT