La Cour internationale de justice de La Haye (CIJ) a rejeté l’argument chilien “d’incompétence de la Cour” dans le litige opposant ce pays à la Bolivie qui réclame une négociation pour récupérer un accès à l’océan Pacifique.
Lors de son indépendance en 1835, la Bolivie possède 400 km de côtes sur l’océan Pacifique incluant les régions de Antofagasta, Calama et Tocopilla. Cette zone est plutôt négligée par les différents gouvernements boliviens de l’époque mais intéresse fortement les entreprises minières anglo-chiliennes (cuivre, salpêtre pour la dynamite, guano d’oiseaux pour les engrais). Des milliers de mineurs chiliens, soutenus par des capitaux anglais, investissent la région. La Bolivie ne leur réclame que quelques centavos (centimes) de taxes. Mais lorsque le commerce du salpêtre prend un développement considérable, les intérêts économiques anglo-chiliens envisagent ouvertement une annexion totale de toute la zone par ailleurs déjà habitée aux trois quarts par des mineurs chiliens. Lorsque le gouvernement bolivien exige une taxe de 10 centavos par quintal exporté, les entreprises refusent de payer et utilisent ce prétexte pour envahir militairement le département bolivien du Litoral en 1879. Un traité d’assistance mutuelle liant la Bolivie au Pérou, ce dernier entre aussi en guerre, ce qui pousse le Chili à envahir la région péruvienne du Tarapaca jusqu’à Tacna. À la fin de cette guerre dite “du Pacifique” (ou encore “Guerre du salpêtre”, 1879 à 1883), le Chili a annexé toute la partie côtière de la Bolivie (120 000 km2, équivalent à plus de 1/5 de la France) ainsi que toute la région péruvienne située entre Iquique et Arica (70 000 km2, soit deux fois la Belgique), Tacna étant rendue au Pérou.
Récupérer un accès à la mer
Depuis l’annexion par le Chili de son Departamento del Litoral, la Bolivie a perdu tout accès direct à l’océan Pacifique. Depuis plusieurs dizaines d’années, elle cherche à retrouver un “accès souverain”, c’est-à-dire un morceau de territoire entre le pays et la mer. Le Chili, bien sûr, rejette absolument cette possibilité et, en contrepartie, a offert à la Bolivie des accès et des taxes préférentiels dans les ports d’Antofagasta, Iquique et Arica. Mais la privatisation de ces ports par le Chili renchérit beaucoup le coût du transport bolivien. Selon un article paru dans Le Monde Diplomatique (1), 40 % des exportations boliviennes transitent par les ports chiliens, ce qui les rend 55 % plus chères que celles du Chili.
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Recours devant la CIJ
En mai 2013, la Bolivie dépose devant la Cour internationale de justice de La Haye (Pays-Bas) une requête d’arbitrage sur la demande bolivienne d’un accès souverain à la mer. Selon la Bolivie, le traité de 1904 entre les deux pays obligerait le Chili à négocier un accès à la mer. L’antagonisme historique entre les deux pays n’a pas permis de trouver un contexte favorable à l’ouverture de négociations dans le passé, ce qui a motivé le recours bolivien auprès de la CIJ. L’objectif bolivien était que la Cour étudie la situation sur le fond. Le Chili a répondu en rejetant la compétence de la Cour sur la base de “un traité en vigueur ne se négocie pas. Le traité d’amitié et de commerce de 1904 a déjà tout réglé”.
La Cour se déclare compétente mais…
La décision rendue par la Cour ce jeudi 26 septembre ne concerne donc, à cette étape du contentieux, que sa compétence. Pour le président de la Cour, le Français Ronny Abraham, “La Cour a conclu que l’objet du différend est de savoir si le Chili a l’obligation de négocier de bonne foi un accès souverain de la Bolivie à la mer” et non si le Chili devait donner une partie de son territoire à la Bolivie. Par 14 voix contre 2, les juges ont décidé que la Cour était compétente pour étudier le contentieux en vertu de l’article 31 du Pacte de Bogotá ratifié par les deux pays. Selon cet article, “les Hautes Parties reconnaissent comme obligatoire la juridiction de cette Cour pour toute controverse d’ordre juridique qui surgit entre elles et qui concerne l’interprétation d’un Traité ; toute question de Droit international ; l’existence de tout fait qui serait une violation d’obligation internationale, et la nature de la réparation due pour la rupture d’une obligation internationale”. La Cour s’est déclarée compétente mais n’a pris aucune position ou décision concernant la question de fond. Elle proposera un protocole et un calendrier aux Parties qui pourront ainsi présenter leurs arguments, la Bolivie sur “un droit à l’accès souverain à la mer”, le Chili sur l’existence d’un Traité de 1904 qui a réglé le problème du transit bolivien vers l’océan Pacifique.
Les réactions
La Bolivie estime bien sûr qu’elle vient de remporter une victoire juridique. Son représentant auprès de la CIJ, Eduardo Rodríguez, précise que “la Bolivie n’a pas pour objectif de réaliser des actes hostiles contre le Chili mais de rechercher le moyen d’établir un dialogue fructueux”. Pour le président bolivien Evo Morales, “C’est un jour historique, inoubliable, parce que c’est un pas important pour notre demande de retrouver l’océan. Nous savions que tôt ou tard, il y aurait justice. Cette situation n’est pas provoquée par le peuple chilien mais par les groupes oligarchiques chiliens soutenus par les entreprises anglaises de l’époque…”.
Pour le Chili, “il ne s’est rien passé d’important”. Selon la présidente Michelle Bachelet, “la décision de la Cour n’affecte en rien notre intégrité nationale et, en ce sens, la Bolivie n’a rien gagné !”. On se console comme on peut d’une décision qui marque quand même une défaite de la position chilienne. Elle ajoute : “Nous avons la ferme conviction que la demande bolivienne manque de tout fondement car elle confond droit et aspirations et tergiverse complètement ce qu’a été l’histoire entre nos deux pays, et spécialement le Traité de 1904. Pour le Chili, il n’existe aucun contentieux territorial ou limitrophe avec la Bolivie”, confirmant ainsi la position chilienne d’ignorer la demande de négociation bolivienne en vertu de l’existence de Traités toujours en vigueur entre les deux pays. Et Jorge Burgos, assumant le rôle de vice-président en l’absence de la présidente en voyage aux Nations-unies à New-York, de lancer un avertissement : “Il n’existe aucun tribunal dans le monde qui peut nous obliger à céder un centimètre de notre territoire”. Un autre indice qui montre que le Chili ressent bien la décision de la CIJ comme un échec politique est la réaction de Jaime Ravinet, l’ancien ministre de la défense de l’ex-président Sebastian Piñera : “Que le Chili claque la porte et dise aux Nations-unies et à La Haye que nous nous retirons de la procédure et que son verdict ne peut nous être imposé” ! Plus modéré, le gouvernement chilien se prépare à déterminer sa stratégie car la Cour lui a donné jusqu’au 25 juillet 2016 pour lui remettre ses arguments écrits.
Un enjeu géopolitique
Le deuxième round du litige aura lieu dans un futur non déterminé qui peut durer plusieurs mois ou même années. Il s’agira alors pour la Cour de décider si oui ou non, le Chili devra négocier avec la Bolivie un accès souverain à la mer. On se dirige là vers d’énormes complications juridiques et internationales, l’affaire prenant un tournant régional. La solution sera très complexe car on voit mal où se situerait ce “corridor bolivien” au Chili. Le long de la frontière péruvienne ? Le Pérou s’y oppose car cela le séparerait complètement du Chili alors que d’importants intérêts économiques et sociaux sont en jeu comme en toute zone frontalière. De plus, le Chili perdrait le contrôle de la route Arica-La Paz, un important axe économique avec la Bolivie. Un couloir à hauteur des grands ports chiliens ? Cela couperait le Chili en deux ce qui est totalement inacceptable…
D’autre part, l’accès à la mer pour la Bolivie intéresse au plus haut point l’économie brésilienne. En effet, le Brésil exporte une grande partie de sa production sur les marchés asiatiques et de plus en plus vers la Chine. Il est plus rentable pour les entreprises brésiliennes situées sur la côte Atlantique d’exporter via la Bolivie que par le canal de Panamá. Ce sera encore plus rentable si la Bolivie possédait un port sur la côte Pacifique du continent. Le gouvernement brésilien n’a pas encore pris position sur le contentieux Chili-Bolivie mais il est indéniable qu’il observe les événements avec attention. Il en est de même en Asie. Les économies chinoises et japonaises seraient bien intéressées par un port bolivien qui réduirait le coût du transport vers le Brésil et l’Argentine, les deux plus importantes économies de l’Amérique du sud.
Jac FORTON
(1) Dans l’article La Bolivie les yeux vers les flots, de Cédric Gouverneur, Le Monde diplomatique de septembre 2015, p.6.