La Villa, station balnéaire très fréquentée par des Argentins plutôt aisés, est peuplée de quelques 40 000 habitants en dehors de la haute saison. Ces derniers, qui participent au décor unique de ce vaste roman, sont issus d’un “croisement de gauchos et de hippies”, dont six familles de voleurs parfaitement identifiées. Un coin de paradis, la mer, de belles plages, des forêts de pins, beaucoup d’animation, de bonheur et de vie en été. En été, oui ! Mais Guillermo Saccomanno choisit de faire commencer sa chronique début mars, lorsque les derniers estivants viennent de repartir chez eux, laissant les habitants du lieu face à leurs turpitudes.
Dès les premières pages, La Villa est secouée par un scandale dont Dante, le journaliste local se fait l’écho et qu’il se fera un devoir de ne pas laisser tomber dans l’oubli. Qui est le responsable des actes pédophiles commis dans le meilleur collège religieux de la ville : des animatrices sportives, le prêtre en charge de l’éducation morale des petits, le gérant gay du kiosque où les élèves achètent leurs barres de chocolat ? Ou n’est-ce personne, seulement une rumeur alimentée, nul ne sait par qui ?
La ville est tenue, et bien tenue, par une petite mafia du genre plutôt minable, qui se fait appeler Les Kennedy parce que trois copains de lycée à l’origine, sont devenus les trois hommes les plus puissants : maire, avocat et patron de l’agence immobilière. Leurs familles (l’une des trois épouses se fait appeler Jackie pour donner une certaine vraisemblance à leur similitude avec les véritables Kennedy !) et leurs proches constituent un bloc soudé, lié par les intérêts communs, qui se résument au pouvoir et à l’argent. Et au milieu de ce micmac, tout passe par Dante, qui, de par sa position de journaliste, voit tout, sait tout ou presque, mais ne publie que ce qui est décemment publiable. Comme partout, il y a quelques riches, beaucoup de gens modestes et une foule de laissés-pour-compte, étrangers pour la plupart. Même si l’auteur insiste beaucoup sur les violences et sur des scènes parfois difficilement supportables, La Villa est bien le reflet de n’importe quelle société, pas seulement en Argentine.
Le plus éblouissant dans Basse saison, c’est la manière de raconter, ou plutôt le kaléidoscope des façons de raconter : Guillermo Saccomanno adapte son style à l’instant choisi, sans pour autant alourdir la lecture, bien au contraire. On est contraints, (mais volontaires !) de le suivre parce qu’il est évident qu’il a choisi la bonne route. Il nous offre une brillante création de notre temps dont les racines font référence à Manatthan Transfer de John Dos Passos et à la mythique série télévisée de David Lynch, Twin Peaks.
Basse saison est un roman vraiment universel : les Boliviens qui vivent dans les bidonvilles de La Villa – et que les “gens bien” préfèrent ne pas voir – ressemblent comme deux gouttes d’eau à “nos” Roumains. Les Argentins moyens qui les croisent expriment les mêmes réactions, le même mépris, les mêmes phrases infondées : notre monde est petit, tout petit. Sur la longueur (près de 600 pages), Guillermo Saccomanno parvient de façon équilibrée à suivre, au moyen de flashes (beaucoup d’épisodes ne dépassent pas la page), de nombreux personnages sur cette période de dix mois : on les perd de vue un moment pour les retrouver par hasard, ayant évolué ou non.
L’humanité toute entière tient dans cet ambitieux roman, une humanité plutôt déglinguée, car on est dans un pessimisme presque total, mais c’est une humanité qu’on peut qualifier de “vraie” (si bien sûr la véracité peut être dans un roman). D’ailleurs un narrateur extérieur intervient de temps en temps pour s’adresser à nous et nous mettre en face des turpitudes des personnages et, pourquoi pas, des nôtres. Son message ? Qui es-tu, lecteur, pour (peut-être) te penser supérieur, ou plus simplement différent de ces pauvres diables ou de ces salauds qui peuplent mon livre ? Que lui répondre ? On change d’atmosphère à chaque page, et pourtant il existe un véritable équilibre général, une atmosphère faite d’atmosphères qui se contrarient et se complètent. Du grand art ! Cette technique de flashes qui s’enchaînent et s’opposent est assez diabolique. Il est difficile de ne pas devenir accro : une scène en entraîne une autre, alors pourquoi s’arrêter de lire, si le plaisir ne s’émousse pas ? Accro, je le répète !
Alors, finalement, devant cette avalanche infinie de morts par balles, d’incendies provoqués, de viols en groupes, on se sent forcément impuissants, nous lecteurs. Plus grave, on est mis devant une évidence jamais énoncée directement, mais qui est bien là, terrible parce qu’universelle. Cette violence quotidienne est inévitable, quoique tentent nos sociétés pour les limiter. Et paradoxalement, cet excès de tragédies accumulées durant une seule basse saison peut être vu comme une lueur d’espérance pour nous, mais aussi pour un lecteur argentin, nord-américain ou mexicain : nous n’en sommes pas encore là. Si tout paraît véridique dans Basse saison, notre propre existence est heureusement plus sereine ! Et après tout, que racontaient les tragédies antiques ?
Christian ROINAT