Un système de fraude douanière était orchestré depuis les plus hautes instances officielles. Arrestations et démissions en série. Protégé par son immunité présidentielle, Pérez Molina affirme qu’il ne démissionnera pas. Face à des manifestations populaires monstres et historiques pour le Guatemala, les élections présidentielles du 6 septembre seront-elles reportées ?
On n’avait jamais vu cela : depuis avril, étudiants, syndicats, paysans, mayas, religieux, enseignants ainsi que divers mouvements sociaux occupent la rue pour exiger la démission du président Otto Pérez Molina, accusé de corruption et association illicite dans le dossier dit de “La Línea”. Le silence des partis politiques est symptomatique : ils sont presque tous visés par les accusations de corruption.
Une ligne téléphonique qui rapporte gros
Une enquête menée conjointement par le Ministère Public (MP) et la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG, une mission des Nations unies) révèle que les importateurs de marchandises en conteneurs contactaient l’organisation frauduleuse en appelant le n° de téléphone 4846-1587 connu comme La Línea. Ils négociaient alors avec un “bureau” – qui ne dépendait évidemment pas du service des douanes – la valeur des taxes à payer en fonction d’un examen simulé de la marchandise ainsi que la somme d’argent que l’importateur était disposé à payer pour acheter son droit à l’utilisation du système frauduleux. Cette somme était ensuite répartie entre les membres de La Línea (1).
Juan Carlos Monzón, l’homme qui semblait coordonner l’opération est mis en examen mais il s’enfuit avant d’être arrêté. Chef de cabinet de la vice-présidente du Guatemala, Roxana Baldetti, il avait organisé le système depuis l’intérieur du service de l’administration fiscale des douanes (SAT, Superintendencia de Administración Tributaria). Entre 500 et 1 000 conteneurs ont bénéficié de l’opération qui a ainsi rapportée des dizaines de millions d’euros à ses membres.
Vague d’arrestations
C’en est trop pour la population, dégoutée de la corruption des plus hauts niveaux institutionnels. Des manifestations spontanées de plus en plus amples envahissent les rues de tout le pays, en particulier sur la Place de la Constitution face au Palais présidentiel. La vice-présidente Baldetti est obligée de démissionner.
À partir d’avril, de nombreuses personnes sont mises sur écoutes par le MP et la CICIG. Les enquêteurs analysent 86 000 sessions d’écoutes téléphoniques, 6 000 courriels, 175 000 documents, 32 agendas et les activités de 22 entreprises (2). Dans l’ordinateur d’un des inculpés, les enquêteurs découvrent des comptes parfaitement tenus : qui a payé combien en taxe d’importation et combien en pots-de-vin. De nouvelles têtes tombent : les deux chefs successifs du service des impôts douaniers, Omar Franco et Carlos Muñoz, ainsi qu’une vingtaine d’autres personnes, sans oublier quelques chefs d’entreprise, sont arrêtés.
Des preuves contre le président
Le navire en train de couler, plusieurs ministres se hâtent de quitter le gouvernement. Les démissions se succèdent dans les domaines de l’économie, de la santé, de l’agriculture et de l’éducation. Les manifestations populaires exigent à présent la démission du président en personne : les guatémaltèques veulent en finir avec la culture de corruption qui ronge la sphère politique depuis des décennies. Et le scandale finit par atteindre le président.
Mi-août, la procureure générale Thelma Aldana annonce que le Ministère Public est en possession d’enregistrements d’écoutes téléphoniques contenant la voix du président Pérez Molina. Dans un extrait, on entend clairement le président exiger la mutation d’un des directeurs du SAT qui pourrait s’opposer à l’opération. La CICIG et le MP déposent un recours d’antejuicio (jugement préalable) devant la Cour Suprême, une mesure destinée à faire lever l’immunité présidentielle afin qu’il puisse être entendu par la justice. Le Congrès met alors sur pied une commission d’enquête parlementaire composée de cinq membres pour en débattre. Deux des membres de la commission sont issus du Parti Patriote du président Pérez Molina, deux autres sont issus du Parti LIDER, le cinquième provient du Parti Encuentro por Guatemala de centre gauche. Cette commission a approuvé à l’unanimité la levée de l’immunité et c’est donc aux 158 membres du Congrès de prendre la décision finale. Il faut réunir 105 voix ce qui parait difficile mais pas impossible. Pérez Molina nie toute implication et déclare qu’il ne démissionnera pas et qu’il “affrontera courageusement les tribunaux”.
Les élections auront-elles lieu ?
Le jeudi 27 août, les organisations de l’opposition décrètent une grève nationale, très suivie. Dans la série “le navire coule”, le CACIF (le patronat guatémaltèque), d’habitude très proche du pouvoir politique, exhorte ses membres à autoriser les travailleurs à participer aux manifestations et demande la démission du président.
Le scandale éclate en pleine période d’élections présidentielles et législatives qui devraient avoir lieu le 6 septembre. Plusieurs secteurs souhaitent qu’elles soient reportées car selon Daniel Pascual, dirigeant du Comité de Unidad Campesina (CUC, Comité d’unité paysanne) “elles manquent de légitimité. Le Congrès n’a pas écouté les demandes citoyennes pour une réforme de la loi électorale et des partis politiques et les candidats à des postes publics n’ont pas les caractéristiques d’honnêteté et de capacité nécessaires » (3). Pour beaucoup, si cette loi n’est pas réformée avant les élections, rien ne changera. De plus, au moins trois des candidats au Parlement ou à la municipalité sont déjà mis en examen pour affaires diverses.
Pour le Mouvement Syndical Indigène et Paysan du Guatemala (MSICG), le pays vit un moment historique qui a révélé la profondeur de la crise politique et institutionnelle que traverse la pays et démontré le bien-fondé du travail du MP et de la CICIG qui ont permis que la justice ose enfin s’attaquer à la corruption de fonctionnaires publics de haut rang. En vérité, le Guatemala vit des temps exceptionnels.
Jac FORTON
(1) Document « Antejuicio n° 01070-2015-00406 » de la Cour suprême, daté du 21 août 2015.
(2) Selon l’agence espagnole EFE du 24 août 2015.
(3) Cité par le journal guatémaltèque La Hora du 27 août 2015.