Le Mexique a atteint un triste record : il est le sixième pays du monde le plus touché par les homicides de journalistes. Au cours de la dernière décennie, 88 journalistes ont été assassinés et 17 sont portés disparus. Par ailleurs, le Mexique est également dans la “liste noire” des lieux où l’on pratique les enlèvements de ces professionnels.
Le 1er août 2015, le reporter Rubén Espinosa Becerril, 31 ans, qui travaillait pour la revue Proceso et le journal AVC Noticias de Veracruz est retrouvé mort dans la ville de Mexico avec quatre autres personnes. Il avait fui la ville de Veracruz après avoir été agressé à plusieurs reprises. Il avait notamment été frappé par la police lors d’une manifestation à Veracruz en 2013. Après avoir reçu des menaces, il s’était réfugié dans le district fédéral depuis juin 2015. Le 2 août, son nom est venu grossir la longue liste des journalistes assassinés dans ce pays.
Le gouverneur de l’État mexicain de Veracruz, Javier Duarte, va être entendu dans le cadre de l’enquête sur la mort du photojournaliste Ruben Espinosa et de quatre femmes dont une de nationalité colombienne, a annoncé lundi le maire de Mexico, Miguel Angel Mancera. “J’ai dit (au gouverneur Javier Duarte) que nous avions besoin de recueillir (son) témoignage” a indiqué M. Mancera lors d’une conférence de presse à Mexico. Le maire de la capitale, ancien membre du Parti de la révolution démocratique (PRD, gauche), a précisé que les enquêteurs se déplaceront dans l’État de Veracruz pour interroger Javier Duarte. Il avait été précédemment mis en cause par Ruben Espinosa et l’activiste Nadia Vera, militante des droits de l’homme à Veracruz, tous deux retrouvés morts avec trois autres personnes portant des traces de tortures et de viol, dans un appartement de la capitale.
Depuis son élection en 2012 dans l’État de Veracruz, onze journalistes y ont été assassinés et quatre autres sont portés disparus, sans que la responsabilité du gouverneur n’ait toutefois été établie. Les autorités, qui ont arrêté des suspects dans le cadre de l’enquête, n’ont pour l’heure pas indiqué si l’investigation s’orientait vers un mobile lié aux activités journalistiques du photojournaliste ou à un crime crapuleux. “Nous explorons toutes les pistes” a indiqué le maire de Mexico. Il est toutefois rare qu’un gouverneur soit appelé à témoigner dans le cadre d’une enquête criminelle. Selon plusieurs organisations de défense de la presse, dont Reporters sans Frontières, le gouverneur de Veracruz a instauré dans son fief un climat hostile à l’encontre des journalistes, n’hésitant pas à formuler des menaces à leur encontre ou en accusant certains d’être liés au crime organisé. C’est pourquoi certains journalistes originaires de Veracruz, comme Espinosa, étaient venus se réfugier dans la capitale, pensant y bénéficier d’une relative sécurité.
La mort du photojournaliste et de quatre femmes, abattus d’une balle dans la tête, a soulevé une vive émotion dans les milieux journalistiques et fait voler en éclat l’impression que la capitale était une zone de “cessez-le-feu”. Le très controversé gouverneur a accepté de témoigner, tout en rejetant toute responsabilité dans ce quintuple homicide. “Je veux témoigner pour dire que je n’ai rien à voir avec cette affaire (…) et je veux apporter tous les documents pouvant aider les autorités judiciaires”, a déclaré M. Duarte, membre du PRI, le parti au pouvoir, sur une radio nationale. Suite à cette affaire, le maire de México, Miguel Angel Mancera a annoncé l’entrée en vigueur d’une loi destinée à renforcer la protection des journalistes dans l’État de Mexico. Elle prévoit notamment la mise en place d’un fonds, pouvant être débloqué dans les 24 heures en cas d’urgence, destiné à venir en aide aux journalistes et défenseurs des droits de l’homme pour leur permettre de se loger et se nourrir.
Cependant, pour Darío Ramírez, directeur de l’ONG Artículo 19 (cet article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme fait référence à la protection des journalistes), “ce qu’il manque, ce sont des véritables enquêtes judiciaires et la condamnation des coupables”, rappelant qu’Espinosa n’avait pas voulu faire appel aux mécanismes de protection mis en place par l’État car il n’avait pas confiance en les autorités. Ramirez a également indiqué que sur les 88 cas de meurtres de journalistes recensés depuis 2000, 90% sont restés impunis et 3% ont abouti “à des conclusions douteuses”. Les autorités n’ont pour l’heure fourni aucune précision sur l’éventuel mobile de ces homicides mais ces crimes ont suscité une vive émotion, notamment dans le milieu journalistique. Dans un article du journal Reforma, on dit que selon les autorités les présumés coupables seraient un violeur et deux SDF. Comme dans le cas de l’homicide de la journaliste Regina Martínez en avril 2012, le coupable serait un drogué séropositif et analphabète. Les autorités, qui ont arrêté les suspects dans le cadre de l’enquête, n’ont pour l’heure pas indiqué si l’enquête s’orientait vers un mobile lié aux activités journalistiques du reporter-photographe ou à un crime crapuleux.
À Guadalajara, Chilpancingo, Acapulco, Oaxaca et Cancún, des rassemblements ont également été organisés et auxquels ont participé des photographes de presse, appareil photo dans une main et portrait d’Espinosa dans l’autre. Dans la capitale, les manifestants, parmi lesquels de nombreux journalistes, se sont aussi réunis devant le bâtiment abritant la représentation de l’État de Veracruz. Ils accusent son gouverneur, Javier Duarte, d’être responsable des violences qui ont causé la mort de 13 journalistes depuis 2010 dans cette région du Mexique. Récemment, le journaliste caricaturiste Luis Cardona avait été arrêté après avoir publié des informations sur une nouvelle disparition de jeunes, disparition supposément en lien avec les cartels de drogue du nord du pays.
Depuis l’élection de Duarte, les militants des droits de l’homme et les organisations étudiantes subissent intimidation et harcèlement. Pour les ONG mexicaines, les responsables de cet état de censure et d’intimidation sont connus de tous. Elles dénoncent l’inaction des policiers, enquêteurs et procureurs censés réaliser les investigations. Elles déplorent également que les autorités minimisent la gravité des faits et participent à des campagne destinée à criminaliser les propres journalistes assassinés en les accusant d’avoir des liens avec le narcotrafic. Ce fut le cas pour 15 journalistes tués en 2012.
Selon ces ONG, il y a deux catégories de journalistes au Mexique : ceux proches du pouvoir qui sont très bien traités et les journalistes indépendants qu’on harcèle et qu’on tue. On craint donc que, dans ce pays où la censure est soutenue par le pouvoir, des crimes comme celui commis à l’encontre de Rubén Espinosa et des quatre femmes, qui ont ému le monde entier, puissent se répéter. Pour le pouvoir, il ne s’agit pas d’une conduite fortuite mais d’une stratégie de neutralisation. Si les journalistes savent qu’ils risquent leur vie, ils feront plus attention et s’autocensureront S’ils sont soumis à la terreur, ils y réfléchiront à deux fois avant d’informer sur la violence, la corruption, l’impunité et tous les abus du pouvoir.
Au Mexique, pays démocratique puisque tous les six ans ont lieu des élections libres, la violence contre les journalistes persiste malgré l’alternance du pouvoir. Au cours des deux derniers mandats présidentiels du PAN avec Vicente Fox et Felipe Calderón, 70 journalistes ont été tués. Ils sont devenus “les ennemis de l’État”. Depuis l’arrivée d’Enrique Peña Nieto au pouvoir, la situation va en empirant : on décompte déjà une vingtaine de journalistes assassinés et plusieurs dizaines agressés. Selon un rapport publié en mars 2015, les attaques et menaces à l’encontre de journalistes ont augmenté de 80 % par rapport à la période de Felipe Calderón.
Au début de l’année, le bureau du Procureur Général de la République (PGR) a informé qu’au cours des 15 dernières années 103 journalistes ont été assassinés et 25 sont portés disparus. Il est important de préciser que la plupart de ces crimes ont eu lieu dans les États de Veracruz et Chihuahua. Pour la société civile mexicaine et leurs organisations de défenses des droits, le pays est face à un phénomène grave et elles déplorent l’indifférence des trois pouvoirs de l’État mexicain responsables de garantir l’État de droit. Cette situation laisse envisager d’après eux un avenir noir pour le pays où violence et insécurité sont en train de devenir le pain quotidien. Les nouvelles ne donc sont pas seulement mauvaises pour les journalistes mais pour tous les Mexicains…
À l’heure où nous rédigeons ces lignes, le gouverneur de Veracruz Javier Duarte affronte un nouveau scandale avec la disparition depuis le dimanche 9 août de deux enseignants de l’université Veracruzana (UV). Les professeurs auraient été enlevés par un groupe armé.
Olga BARRY